Le petit patrimoine, celui qui n’est pas protégé au titre des Monuments historiques, connaît une vague de démolition : bateau-lavoir, école de village, pont métallique, four à pain, chapelle… C’est compter sans Urgences Patrimoine, une ONG citoyenne qui se bat dans toute la France pour sauver le patrimoine en péril et, à travers elle, notre histoire collective. L’idée n’est pas nécessairement de réhabiliter ces biens emblématiques en musées, mais de leur offrir une seconde vie. Reportage à Saint-Maixent (Deux-Sèvres).
La maison dite ‘’Griffier’’, dans le centre historique de Saint-Maixent, n’a apparemment rien d’extraordinaire. Pas de moulures ni de colombages comme sa voisine du XVe siècle. Juste une grille rouillée surmontée d’une enseigne à moitié effacée. Pourtant, sa superbe a attiré l’œil de Marie-Claude Bakkal-Lagarde, en 2020. Elle a aussitôt comparé la grille avec celle de la boucherie Pinson (1872), à Chartres, inscrite au titre des Monuments historiques. Il s’avère que celle de Saint-Maixent est antérieure, « probablement la plus ancienne de France », suppose la fondatrice de l’Adane (Association pour le Développement de l’Archéologie sur Niort et les Environs) et déléguée d’Urgences Patrimoine dans les Deux-Sèvres.
Cette maison, abandonnée depuis neuf ans, n’est plus qu’un tas de gravats. La mairie a prévu de la démolir pour y construire trois logements sociaux. Impensable pour Marie-Claude. Malgré le pessimisme des habitants – « ils pensaient qu’il n’y avait plus rien à faire », cette passionnée de vieilles pierres n’a qu’une idée en tête : sauver Griffier.
Peinture médiévale
Les démarches n’aboutissent guère, la mairie ne veut rien entendre. Jusqu’à ce jour de septembre 2021 où la maison Griffier, tel un jeu de piste, livre un nouvel indice précieux. François Barbareau, voisin et propriétaire de la fameuse demeure à colombages, y découvre par hasard une peinture murale inédite. Sabine de Freitas, experte pour Urgences Patrimoine, le confirme : elle date du XVe siècle et représente Saint-Christophe tenant le Christ enfant sur les épaules. Cette œuvre rare sert de moteur pour protéger la maison d’une démolition. « Des peintures du XVe, nous en avons, mais essentiellement dans des églises, pas dans les bâtiments privés. En plus, le thème de Saint-Christophe est rare dans le centre ouest », poursuit Marie-Claude.
Il faut maintenant convaincre le propriétaire de la maison, un Anglais, de le vendre à l’association et à un prix inférieur au montant initial (bonus). Un bénévole d’Urgences Patrimoine y parvient. Et la mairie, dont le projet est pourtant bien avancé, finit par capituler, reconnaissant finalement la valeur culturelle du bâti. En janvier 2022, après moult rebondissements, les bénévoles peuvent enfin s’atteler à la réhabilitation de cette dame de pierres.
Un réseau riche d’artisans, d’experts et d’architectes
Urgences Patrimoine, qui intervient la majorité du temps à la demande des citoyens, croule sous les demandes, « en ce moment cinq par semaine », précise par téléphone Alexandra Sobczak, en Normandie. La présidente-fondatrice se concentre essentiellement sur le patrimoine de proximité, non protégé au titre des Monuments historiques « et donc en proie aux pelleteuses ». L’ONG, créée en 2014, n’est « pas riche ni magicienne », mais a une volonté indéfectible, des moyens pour « rendre visible l’invisible » (réseaux sociaux, Gazette du Patrimoine et relais dans les médias). Ainsi qu’une grande expérience du recours et de l’appel aux dons. Elle est une aide juridique, mais aussi pratique avec des architectes, des experts et des artisans. Elle a également comme atout sa neutralité politique – « la politique est bien souvent centrale dans l’abandon ou la démolition du patrimoine. Or, il appartient à tout le monde », insiste cette ancienne antiquaire.
Les biens défendus présentent souvent un intérêt architectural, comme la Maison Griffier, mais pas toujours. Par exemple, le manoir XIXe siècle de Louvroil (Nord), n’a rien d’extraordinaire, « si ce n’est d’avoir une grande valeur au niveau local : il fait partie de l’histoire de la ville », ajoute cette pasionaria qui se bat à plein temps bénévolement, avec rage et conviction.
Il était prévu en 2022 qu’il soit rasé pour construire un supermarché. Mais grâce à une pétition relayée par Urgences Patrimoine et à son recours devant les tribunaux, le permis de construire a été retoqué. Les hautes instances locales se sont emparées du sujet et la mairie a plié. Malgré le prix délirant demandé par le vendeur, l’édile « a trouvé les sous ».
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Peu importe la nouvelle fonction du bien
Le manoir de Louvroil « pourrait devenir un centre médical pluridisciplinaire », suggère Alexandra Sobczak. Pour cette Normande, peu importe la nouvelle vie du bâtiment. Le principal est qu’il soit sauvé. Une philosophie valable également pour les églises – « si elles deviennent des restaurants, c’est toujours mieux que la démolition ! », martèle cette femme de 54 ans, favorable à la vente des églises aux particuliers, mais « avec un cahier des charges bien précis ». C’est d’ailleurs de l’église Saint-Pierre d’Auxerre (89) qu’est né son combat. Des années durant, cette persévérante a tenté de la sauver, notamment en organisant un « Patrim’action » – le Téléthon du patrimoine. Elle est « hélas toujours en déshérence totale ». Idem pour Sainte-Rita dans le 15e à Paris.
Le dossier qui la meurtrit encore reste celui de la chapelle Saint-Joseph à Lille. Après des mois de combats intenses et un recours en cassation, son propriétaire – l’Université catholique -, l’a rasée pour y construire un campus. « Alors que nous avons prouvé que la construction était plus chère que la réhabilitation », rage cette femme qui parle de vague »patrimonicide » déferlant sur notre territoire. Car les pelleteuses n’ont pas davantage épargné le château de Lagny-le-Sec (Oise), ni une cabane de Guardian aux Saintes-Maries-de-la-Mer (Bouches-du-Rhône).
De belles histoires aussi
Urgences Patrimoine connaît heureusement de belles histoires. L’ONG a sauvé onze patrimoines en 2021 et 2022. Grâce à son soutien, un entrepreneur spécialisé en rénovation de bâti ancien, ému par le sort de la maison médiévale d’Orpierre (Hautes-Alpes), l’a rachetée pour 1 euro symbolique. Dans la Loire, des passionnés de vielles voitures rénovent à l’identique la station-service du Coteau construite en 1957. Dans les Vosges, un tableau religieux de plus a été sauvé gracieusement par des restauratrices dans le cadre de l’opération ‘’Un geste à l’édifice’’.
D’autres dossiers sont sur le feu. Le bateau-lavoir à Laval qui se meurt. Le pont des Arches à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), ouvrage réalisé en 1894 en passe d’être détruit. Idem à Roubaix (Nord) : un immeuble néo-classique, dernier témoin du patrimoine textile, pourrait être rasé au profit d’une résidence étudiante construite par Vinci Immobilier, « alors que le promoteur pourrait utiliser l’existant ». Derniers projets en date : la sauvegarde du patrimoine funéraire et des chapelles (bonus).
♦ Pour souscrire à l’association Urgences Patrimoine : 10 euros l’année, ici
8000 seaux de terre et de gravats
Et la Maison Griffier ? Depuis que Marie-Claude et François peuvent y accéder, une poignée de bénévoles se relaient tous les après-midis pour déblayer ses 300 m2. Ils ont évacué 8000 seaux de terre et de gravats, enlevé l’arbre qui avait colonisé l’intérieur. Et mis à jour de nouvelles pépites : vitres fin 19e siècle dont des ‘’mousselines’’, sièges médiévaux, fondations du XIII/XIVe siècle. Enfin, un sublime patrimoine souterrain : une cave dotée d’un arc gothique et d’un silo vernissé dans le rocher. Le jeu de piste s’est transformé en enquête policière. De quand date exactement cette maison ? Quelle était sa fonction ? Pourquoi autant de gravats ? Par recoupements et déductions, les bénévoles résolvent petit à petit les énigmes.
Maison pour des religieux puis boucherie
Le bâtiment médiéval devait être composé d’une grande salle et au rez-de-chaussée, d’une cuisine. Il a dû servir d’habitation à des chanoines – la Maison Greffier jouxte en effet l’abbaye de Saint-Maixent -, puis de boucherie. Le premier boucher, en 1802, aurait construit des abattoirs à l’arrière du bâti. Les indices ? Un crochet dans le dallage pour attacher les bêtes, un emplacement dans le mur pour une cuve en pierre et un autre au sol qui recueillait des cendres « pour la lessive », complète Marie-Claude, à la retraite depuis un mois.
Le successeur du dernier boucher, en 1962, fut un maçon. « Il a certainement pris sur place les matériaux qui lui manquaient sur ses chantiers, comme ça se faisait après le Révolution », se désole François. Ainsi, il n’a pas hésité à découper à la disqueuse de magnifiques pierres de taille, prélevant les parties les moins intéressantes et laissant sur place les autres. « Il n’avait pas conscience de l’intérêt de ce bâtiment. Or, il est exceptionnel », souligne ce restaurateur de maisons anciennes, qui attend avec impatience la datation des morceaux de poutre grâce à la dendrochronologie. Elle révélera la construction de la maison à l’année près.
Monter les murs d’abord
Pour la peinture murale recouverte en partie par la chaux, François imagine que c’est l’œuvre des protestants, après leur prise de pouvoir sur les catholiques dans cette région. Et espère que cette couche blanche cache d’autres scènes. En témoigne un personnage un peu plus loin, « sans doute un pélerin ». La peinture – pour l’instant protégée par un simple auvent – sera restaurée une fois le toit reconstruit. Mais avant le toit, il faut reconstruire les murs, les fenêtres à meneaux, etc. Et avant toute reconstruction, il faut trier les pierres. Un chantier titanesque motivé par les découvertes, mais aussi l’engouement des habitants – 650 visiteurs aux dernières Journées du patrimoine. Marie-Claude, François et Pierre devisent autour d’une brioche locale, sur le devenir de cette maison. Sans doute un pôle culturel avec une résidence d’artistes. Une valeur ajoutée pour Saint-Maixent dont le centre historique se meurt.
Comme les autres bénévoles, Alexandra Sobczak en est convaincue : « Remettre debout le patrimoine offre aux élus la possibilité de créer une dynamique économique et culturelle au sein de leur commune ». ♦
* Le Groupe Constructa parraine la rubrique « Société » et partage avec vous la lecture de cet article*
Bonus
[pour les abonnés] – Opération 2023 ‘’1001 Chapelles’’ d’Urgences Patrimoine – La Commission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Funéraire – Les financements d’Urgence Patrimoine – Le grand projet des 10 ans – Quand le patrimoine change de vocation –