Fermer

Poiscaille : la pêche durable sur abonnement

Par Maëva Danton, le 17 août 2023

Journaliste

L'idée : permettre au pêcheurs de pêcher moins en stabilisant leurs revenus et en valorisant des espèces qui le sont peu. Et ainsi réduire la surpêche.

[mer] Version marine des AMAP, Poiscaille propose partout en France des casiers de poissons sur abonnement. Des poissons pêchés au maximum 72h avant leur livraison, selon des méthodes de pêche durables, par des pêcheurs payés à un prix fixe à l’année et supérieur à celui du marché. Une manière de lutter contre la précarité de cette profession et, au bout de la ligne, contre la surpêche.

 

ghislain-pecheur-martigues
Ghislain, pêcheur du réseau Poiscaille, spécialiste du mulet @MGP

Grand, la nuque rougie par d’interminables heures au soleil, Ghislain est de ceux pour qui l’air du large est un besoin viscéral. « Quand il fait beau et que je ne peux pas être en mer, je me sens frustré », sourit-il, les yeux rivés sur son bateau. Cela vient peut-être de ses gènes : un oncle pêcheur, une mère poissonnière… Qui sait ? Tant et si bien qu’à vingt ans, il décide d’en faire son métier. D’abord pour le compte de patrons puis pour lui-même dès 2012, navigant entre l’étang de Berre, le golfe de Fos et le large du Rhône où il pêche mulets, bars et thons.

Aujourd’hui, il en est à son second bateau. Une barge de huit mètres. Pas de couchette ni même d’abri mais beaucoup d’agilité. Nom de l’embarcation : Denis II. « C’est le nom de mon père. Il bossait dur. Je veux faire comme lui ».

Et c’est vrai, Ghislain ne lésine pas sur les efforts. Le travail en mer est rude. Le sel, le vent, le froid, l’humidité, le soleil. Pas vraiment de congés ni de week-ends, à moins que la météo l’exige. Du travail de nuit. Des journées de 18 heures. Et un revenu tempétueux lui aussi.

 

Le circuit court des produits de la mer

« Au début, je travaillais à 99% pour les grossistes du Port de Saumaty, à Marseille. Cela se passait bien. Mais c’est une bourse où les prix varient beaucoup selon les arrivages ».

Puis un jour, au hasard d’une recherche sur Google, il tombe sur un site : Poiscaille. Une plateforme qui se présente comme « le circuit court des produits de la mer », promettant fraîcheur, pêche durable et juste rétribution des pêcheurs. Quelques rencontres plus tard, Ghislain fournit de façon régulière la plateforme, qui lui offre désormais un débouché solide, stabilisant ses revenus.

 

Poiscaille : la pêche durable sur abonnement 1
Charles Guirriec, le fondateur de Poiscaille @Poiscaille

La pêche : un métier des plus aléatoires

À l’origine de Poiscaille, Charles Guirriec. La mer, il la connaît très bien. Né à Bordeaux, ce «fan de pêche» suit une formation d’ingénieur halieutique avant de rejoindre un bureau d’étude travaillant pour le compte du Secrétariat d’Etat en charge de la pêche. Plus tard, il devient ingénieur pour cette même administration, se penchant sur l’innovation en matière de bateaux. 

Au cours de ces expériences, il prend conscience de la réalité des métiers de la pêche. « C’est une des activités les plus aléatoires qui soient, explique-t-il. La météo décide de quand on sort. On ne sait pas si le poisson sera là. Et on ne maîtrise pas les prix, qui sont fixés par une vente aux enchères ». Alors pour limiter les risques, une solution : maximiser les volumes pêchés. « Cela permet de couvrir les frais en cas de prix bas. Et de faire un carton dans le cas inverse ».

Sauf que, comme le dit Ghislain, « la mer n’est pas un magasin ». Et la surpêche a des effets délétères sur les écosystèmes marins.

 

21% des poissons en surpêche

D’après l’Ifremer (Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer), la surpêche concerne 21% des populations de poissons. Sans parler des 27 millions de tonnes que l’on pêche chaque année involontairement (contre son gré), et que l’on relâche morts en mer.

La surpêche industrielle, ce sont des chaînes alimentaires qui se retrouvent profondément chamboulées. Faute de poissons prédateurs, les méduses prolifèrent et détruisent certaines espèces. Les oiseaux marins perdent une partie de leur source d’alimentation. La biodiversité s’effondre, et avec elle, la capacité d’absorption de gaz à effet de serre des océans.

Un cercle vicieux que Charles Guirrec entend à son échelle enrayer grâce à la promotion d’une pêche plus éthique et durable. Avec l’idée que « si les pêcheurs gagnent plus pour un kilogramme de poisson pêché, ils pourraient être amenés à pêcher moins ».

 

Poiscaille : la pêche durable sur abonnement
Au menu des casiers Poiscaille, un grand choix de produits allant poissons, coquillages, crustacés et autres octopodes. @Poiscaille

Une AMAP marine

S’inspirant des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) dont il est adepte, Charles Guirriec imagine alors un casier de poissons qui serait livré de façon régulière à domicile ou en point relais, sur abonnement. Des casiers vendus à un prix fixe quel que soit leur contenu, qu’il s’agisse de homard ou de maquereau.

À l’intérieur : des produits répondant à trois adjectifs : frais, durable et éthique. « Ce sont des termes très utilisés et galvaudés. Mais nous leur avons posé une définition précise ».

Ainsi par « fraîcheur », Poiscaille entend proposer des poissons ayant été pêchés au maximum 72 heures avant leur livraison, contre souvent une voire même deux semaines pour des poissons achetés dans la grande distribution ou chez certains poissonniers.

« Durable », cela signifie que l’usage de drague et de chalut -qui concernent 70% du poisson consommé en France- sont bannis. À la place, des bateaux de petite taille dont les marins -peu nombreux- optent pour des méthodes dites passives.

 

♦ A (re)lire : Quand la pêche durable donne le thon

 

Des méthodes de pêche respectueuses des écosystèmes

Parmi elles, la sinche qu’a choisie Ghislain. « En fait, je chasse le poisson avec un sondeur puis je l’entoure avec mon filet dont les mailles permettent aux plus petits de s’échapper ». Il pratique par ailleurs ce qu’il qualifie de « politique zéro rejet : tous les poissons que je pêche doivent être vendus. Sinon, je les rejette à l’eau vivants ».

Dans un autre décor, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée, Benjamin, autre pêcheur du réseau Poiscaille, a quant à lui opté pour la pêche à la ligne. Sa spécialité : le bar – ou loup selon les régions. Seul sur son bateau de 8,20 mètres, il lance mille hameçons perchés au bout de deux lignes. « Les lignes restent 24 heures dans l’eau et le poisson reste vivant. Si je ne veux pas d’un poisson, je peux le relâcher ».

 

poiscaille-peche-durable-bateau-environnement-oceans-mer
Depuis qu’il est pêcheur pour Poiscaille à bord de son Denis II, Ghislain assure passer plus de temps à vider, glacer et filmer le poisson, réduisant un peu les volumes pêchés pour une rémunération supérieure à ce que lui proposent les grossistes. @MGP

Pêche équitable

Enfin, en promettant une offre « éthique », l’entreprise assure que ses pêcheurs sont payés à un prix fixe à l’année, ce qui les protège des fluctuations du marché. Et globalement, le prix est supérieur d’au moins 20% à celui du marché. Une manière de récompenser les efforts (vider le poisson, le glacer, le filmer) mis en œuvre par les pêcheurs pour garantir la qualité des produits.

« Pour un bar, on va payer le pêcheur 22 euros le kilo, qu’il en vaille 10 ou 40 euros sur le marché, assure Charles Guirriec. Mais la plus grande différence se fait sur les poissons moins connus ».

Et Ghislain peut en témoigner : son mulet, qui traîne malgré son goût fin une mauvaise réputation, se vend 1 à 3 euros le kilo sur le marché de gros. Poiscaille le lui achète à 6 euros. Si bien qu’il a choisi de réduire les volumes pêchés « Je préfère passer plus de temps à les vider, les glacer et les filmer plutôt que de tuer beaucoup de poissons »

Un positionnement qui a aussi convaincu Benjamin, le pêcheur vendéen, de diversifier ses prises : « Il y a trois ans, je rejetais beaucoup de poissons comme les vieilles, les chinchards, les tacots. Maintenant je garde tout et j’appelle Poiscaille pour pouvoir les vendre à bon prix ».

 

Poiscaille : la pêche durable sur abonnement 2
Objectif : atteindre la rentabilité en passant de 20 000 à 50 000 abonnés d’ici 2024, puis 80 000 sur un horizon plus long. Côté recrutement, l’entreprise prévoit d’atteindre les 180 salariés d’ici 2025. @Poiscaille

8 millions d’euros fraîchement levés

Créée en 2014, l’entreprise de désormais 80 salariés compte 240 pêcheurs partenaires et 21 000 abonnés qui récupèrent leur poisson auprès de 1600 points relais partenaires. Elle vient de lever 8 millions d’euros pour amplifier sa présence sur le marché du poisson et parvenir à une rentabilité qui lui manque encore.

Un développement que l’entrepreneur conditionne à l’existence d’un impact réel sur la surpêche. « Nous voulons avoir des résultats scientifiques qui nous disent que nous contribuons à améliorer l’état des stocks de poissons ». Mais déjà, Charles Guirriec se réjouit d’entendre qu’« un tiers de [ses] pêcheurs pêchent moins grâce à Poiscaille ».

 

♦ Lire aussi : Aline Espana, pêcheuse engagée

 

Élargir son public

Pour monter en puissance et faire porter sa voix face à la puissance de frappe de la pêche industrielle, Poiscaille veut peaufiner son modèle. Réduire ses emballages, ce qui n’est pas aisé lorsqu’il s’agit de faire voyager poissons et coquillages. Et convaincre un public plus large encore. « Nous commençons à proposer des conserves de poissons, des poissons fumés chez nos points relais, pour des personnes qui n’ont pas forcément envie d’aller sur internet ». Des offres à 10 euros (contre 19 euros minimums aujourd’hui) sont aussi à l’étude, associées à un travail important de pédagogie (bonus). Pour que manger durablement les produits de la mer ne soit plus le privilège de quelques initiés. Et que nos plaisirs iodés ne soient pas incompatibles avec la préservation des océans. ♦

*article publié le 18 octobre 2022

 

Bonus

[pour les abonnés] – Un (gros) travail de pédagogie – Quel impact sur la consommation des abonnés ? – Les conseils de Poiscaille pour choisir durablement son poisson –

 

  • Un (gros) travail de pédagogie – Pour encourager les consommateurs à choisir des produits de la mer durables et les sensibiliser sur les impacts de la pêche industrielle, Poiscaille multiplie les outils de pédagogie. Affichettes en point relais, communication sur les réseaux sociaux, mais aussi tutos vidéos pour que chacun soit en mesure d’écailler du poisson, de lever des filets, d’ouvrir des coquilles Saint-Jacques ou de préparer un tourteau. « Avec ces vidéos, on a voulu sortir de l’image du super chef qui fait les choses en col blanc, face caméra. On parle à la première personne et on fait des bêtises, on loupe des gestes et on montre comment se rattraper », explique Charles Guirriec. Essentiel pour aider des habitués du filet prêt à l’emploi à franchir le pas.
  • Quel impact sur la consommation des abonnés ? – Il y a quelques mois, Poiscaille a proposé à ses clients un questionnaire pour savoir comment l’offre impacte leur consommation. Résultat : 40% des 3000 répondants ont assuré avoir arrêté de consommer cabillaud, saumon et crevettes, des produits particulièrement peu durables. En outre, 20% ont réduit leur consommation de viande.
  • Les conseils de Poiscaille pour choisir durablement son poisson – Au-delà de conseiller – évidemment – de s’abonner à Poiscaille, Charles Guirriec propose plusieurs conseils pour réduire l’impact de sa consommation de poisson sur les écosystèmes marins. « D’abord, arrêtez le saumon, le cabillaud et les crevettes », des produits soit importés soit élevés et nourris à partir de farines de poisson dont la production participe de la surpêche partout dans le monde. « Évitez la drague et le chalut comme techniques de pêche. Et privilégiez des espèces méconnues ». Côté budget, il préconise l’achat de poissons entiers. « Quand on lève les filets, on perd la moitié du poisson ».