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Santé mentale : la BD de Lisa Mandel rétablit des vérités

Par Nathania Cahen, le 19 juillet 2022

Journaliste

Pour l’autrice de bande dessinée marseillaise, les projets se succèdent, toujours engagés et acidulés. Son dernier album, « Se rétablir », parle de la santé mentale et, au travers de témoignages, montre comment on peut (bien) vivre avec un trouble psychique. Elle est éditée par Exemplaire, une toute jeune maison d’édition fondée sur le financement participatif, qu’elle a elle-même pensée puis co-créée.

 

J’ai rencontré Lisa Mandel il y a longtemps, dans une boutique à BD du cours Julien, à Marseille. Venait de paraître « Libre comme un poney sauvage », un morceau d’autobiographie qui racontait son échappée belle en Argentine. Vérification faite, c’était il y a plus de 15 ans. Son tableau de chasse était encore modeste, les albums jeunesse Nini Patalo en constituaient le plus gros.

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Lisa Mandel ©DR

Quelques années plus tard, elle se plonge dans le milieu des hôpitaux psychiatriques. Sa mère et son beau-père, tous deux infirmiers dans ces services, ont abreuvé sa jeunesse de récits et de descriptions qui vont nourrir les deux tomes de « HP ». En 2020, elle s’efforce durant un an de corriger ses addictions et partage cette épreuve jour après jour son chemin de croix avec sa communauté Instagram, au fil de planches quotidiennes désopilantes.

Et puis la psychiatrie de nouveau, avec « Se rétablir ». Le préambule énonce : « La santé mentale, tout le monde en a une et parfois elle nous joue des tours ». Et précise : « Le rétablissement est le concept selon lequel on peut mener une existence heureuse et épanouie avec un trouble psychique. Se rétablir n’est pas guérir mais vivre avec ».

 

Pourquoi ce retour vers la thématique « psychiatrie » ?

C’est un sujet qui m’intéresse depuis toujours. Notamment parce que j’ai moi-même connu des périodes difficiles et qu’autour de moi différentes personnes sont concernées. Mon grand-père et la jumelle de mon père ont été diagnostiqués bipolaires. Il y a des troubles psychiques dans mon entourage, et quelques suicides. Mais il y a aussi des soignants dans la famille et leurs récits m’ont fait réfléchir.

Il y a deux-trois ans, un psychiatre m’a contactée pour me proposer un sujet de BD, axé sur une immersion dans un lieu expérimental. Même si ce projet a tourné court, je me suis alors documentée, intéressée, j’ai rencontré beaucoup de gens – des anonymes et des très importants. Je suis même allée en Laponie pour écouter des conférences sur l’approche « Open Dialogue » (bonus). J’aime bien chercher l’info à la source…

 

♦ (re)lire : Psychiatrie, comment sortir de la crise ?

 

Que raconte « Se rétablir » ?

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Couverture de la BD Se rétablir

Je voulais déconstruire les clichés qui entourent les maladies psychiques. Elles restent honteuses, discriminantes, dissimulent la personnalité de ceux qui sont derrière. Alors que deux tiers des personnes atteintes de tels troubles s’en sortent… mais par prudence préfèrent taire cet aspect d’eux-mêmes.

Se rétablir est la somme de quatre témoignages, que j’ai trouvés autour de moi ou en m’adressant à des associations d’auto-support (bonus) : un qui est atteint de troubles de l’hyper activité (TDA), un schizophrène qui entend des voix, une amie bipolaire et un ami en dépression chronique. Chacun se trouvant en rétablissement et à même de raconter son histoire de façon cohérente.

Aucun n’est hospitalisé. Tous sont intégrés dans la société, ont une vie professionnelle, une vie de couple, parfois des enfants. Ils peuvent avoir une existence épanouie et heureuse en dépit de tout.

 

« Le rétablissement n’est pas une guérison. Et la santé ce n’est pas l’absence de maladie ».

 

Dans quelle veine de la BD vous situez-vous ?

Dans un courant synthétique, proche du dessin de presse : rapide et efficace. Ce que j’aime avant tout, c’est raconter des histoires. J’ai commencé avec des albums jeunesse et un dessin rond, très expressif, sans décor ou alors le minimum. Dans le sillage de Cabu ou de Wolinski.

 

La BD documentaire et le roman graphique ont le vent en poupe…

C’est vrai. Longtemps seuls les blogs ont hébergé ce type de travail. La BD du réel a longtemps été minoritaire donc peu exploitée. Puis il y a eu les chroniques de Guy Delisle, les reportages de Joe Sacco, les récits réalistes d’Étienne Davodeau… Le genre a gagné du terrain, des magazines dédiés ont fait leur apparition comme La Revue Dessinée, Topo (pour qui j’ai produit des planches de fiction reposant sur l’actu), ou des pages de XXI…

Avant c’était une niche. Aujourd’hui, cela correspond à une demande croissante de la part du public adulte, qui apprécie le roman graphique, les projets engagés.

 

Menez-vous d’autres projets, en parallèle ou à venir ?

J’ai réalisé quelques illustrations autour de l’exposition « Parisiennes citoyennes ! » au musée Carnavalet : un habillage plutôt fun destiné aux ados. Pour prendre le contrepied de ceux qui assurent que les féministes n’ont pas d’humour !

Et puis en 2023, il y aura un tome 2 de Se rétablir, autour des troubles du comportement alimentaire.

 

♦ (re)lire : Une Maison Perchée pour les jeunes souffrant de troubles psyhiques

 

Seriez-vous donc féministe ?

C’est dans mon ADN, ma mère militait au MLF. J’ai d’alleurs cofondé et suis membre du collectif d’autrices de BD contre le sexisme, qui compte aujourd’hui 250 femmes.

 

Vous avez créé votre maison d’édition, Exemplaire. Quelles étaient vos motivations ?

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Le stand Exemplaire au Lyon BD Festival

C’est un cocktail de différentes choses. L’envie de disposer d’un autre modèle pour permettre aux dessinateurs de BD de mieux gagner leur vie avec leurs œuvres. Car il faut savoir que chez les éditeurs classiques, les « avances sur droits » se montent au mieux à 8% des ventes. Les conditions de travail sont difficiles : endettement chronique et tête dans le guidon. En France, nous n’avons pas de statut approchant celui des intermittents du spectacle ; si je me cassais le bras, je me retrouvais au RSA. J’avais l’impression d’appartenir à une middle class noyée dans la masse, et je n’aimais pas les contrats que je signais.

Ma précédente BD m’a servi de test. J’ai fabriqué « Une année exemplaire » avec une équipe que j’ai constituée – correcteur, maquettiste, distributeur… J’ai rencontré la satisfaction d’être au cœur de mon œuvre, je me suis beaucoup amusée à tout maîtriser et j’ai gagné plus d’argent. Donc, j’ai décidé d’en faire un modèle, dont le fer de lance est les réseaux sociaux.

 

Et ça marche ?

Ça marche ! Un crowdfunding fin 2020 sur Ulule nous a rapporté 101 000 euros (soit 506% de l’objectif de départ établi à 20 000€ – NDLR) pour lancer la machine. En contrepartie, les investisseurs avaient des bons d’achat. J’ai embarqué douze autres auteurs dans l’aventure Exemplaire. Avec un accompagnement à la carte pour les plus jeunes. Pour la com’ et un coaching réseaux notamment, car ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu avec Exemplaire sont ceux qui sont très bien insérés dans les réseaux sociaux, notamment les gros comptes Twitter.

En un an, nous avons édité douze BD, et trois ou quatre autres s’y ajouteront d’ici la fin de l’année. En septembre paraîtra ainsi « Le Monopole du Doute », de Davy Mourier. Cela parle de thérapie, mais attention, ça n’est pas une spécialité d’Exemplaire !  ♦

 

* L’AP-HM, Assistance publique des hôpitaux de Marseille, parraine la rubrique santé et vous offre la lecture de cet article *

 

Bonus

[pour les abonnés] – L’Open Dialogue – L’auto-support – Les avances sur droits de la BD-

  • L’Open Dialogue. C’est le service de psychiatrie standard en Laponie occidentale. En travaillant avec les familles et les réseaux sociaux, dans leur propre foyer autant que possible, les équipes de l’Open Dialogue aident les personnes qui vivent une situation de crise à être ensemble et à engager le dialogue. C’est de leur expérience qu’un ressenti partagé émerge et que le rétablissement devient possible, si la famille et l’équipe peuvent supporter l’émotion extrême de la situation de crise et tolérer l’incertitude, en prenant le temps nécessaire. L’Open Dialogue s’appuie sur un certain nombre de modèles théoriques, y compris la thérapie familiale systémique, la théorie dialogique et le constructionnisme social. https://opendialogue.fr/

 

♦ (re)lire : Un Picasso ou deux Van Gogh pour lutter contre la dépression

 

  • L’auto-support. L’auto-support (self-help) est un terme générique qui recouvre des réalités qui doivent être distinguées. Dans son acception générale, le terme désigne un regroupement de personnes volontaires, issues de la même catégorie sociale, des « pairs ». Ils sont réunis dans le but de s’offrir une aide mutuelle et de réaliser des objectifs spécifiques : satisfaire des besoins communs, surmonter un handicap, résoudre un problème social auquel le groupe est confronté dans son ensemble.

À la base il y a un constat : les besoins de la catégorie sociale à laquelle le groupe appartient ne sont pas ou ne peuvent pas être satisfaits par ou au travers des institutions et mécanismes sociaux existants, d’où la nécessité de l’auto-organisation.

 

  • BD, ton univers impitoyable. Extrait d’un article publié sur le site de France Info. Un auteur est payé en « avance sur droits » qui représentent 8 à 10% du prix hors taxe d’un album. Dans le cas où un album compte un dessinateur, un scénariste, un coloriste, ce pourcentage doit être partagé. Par le passé, les avances étaient versées régulièrement, en fonction de l’avancement de l’album. Désormais, face à la masse de nouveautés (plus de 500 nouveaux albums par mois), de plus en plus d’éditeurs versent des forfaits, où la notoriété de l’auteur est prise en compte.