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Rue d’Aubagne, et après ? (5)

 
Equipe de la CUMP ©AP-HM

Entretien réalisé par Guylaine Idoux

 

Triste anniversaire : il y un mois tout juste, le 5 novembre, les effondrements de la rue d’Aubagne faisaient huit morts et des centaines d’évacués. Au-delà, c’est un quartier tout entier, Noailles, qui a été traumatisé, voire au-delà. Comment faire face ? Peut-on surmonter cette épreuve ? Que faire de nos colères ? Médecin-psychiatre en charge de la Cellule d’Urgence médico-psychologique (CUMP), Flavie Derynck est intervenue -et continue d’intervenir- auprès des victimes de la rue d’Aubagne. Pour elle, les familles endeuillées mais aussi les personnes évacuées et les habitants du quartier sont tous des « blessés psychiques », chacun à leur niveau. Nous l’avons rencontrée.

 

Pouvez-vous nous expliquer votre fonction ?

Rue d’Aubagne, soigner au cœur 1Je suis médecin psychiatre, en charge de la CUMP, l’une des cellules d’urgence médico-psychologique mise en place dans chaque département après les attentats du RER Saint-Michel. Je coordonne les professionnels de santé volontaires pour aller soutenir les victimes de catastrophes collectives, comme l’effondrement du viaduc de Gênes cet été, l’attentat de Nice (2016), l’accident de German Wings (2015)…

 

Rue d’Aubagne, vous étiez là dès les premières heures. Au-delà des familles endeuillées, qui avez-vous soutenu ?

D’abord la dizaine de personnes qui se trouvait là au moment où les immeubles se sont écroulés. Celles qui ont avalé la poussière, qui ont été bousculées dans leur chair. Ce sont des grands blessés psychiques. Au-delà, nous avons soutenu -et nous continuons à la permanence de la rue Beauvau- les gens évacués. Sur un plan clinique, après le décès, l’une des pertes les plus difficiles est celle de sa maison. Dans la vie normale, c’est un déménagement. Or, pour les évacués de la rue d’Aubagne, la perte de la maison, si symbolique en termes de sécurité a été d’une brutalité inouïe, quinze minutes pour partir, dans l’urgence absolue. En entretien, nous avions face à nous des gens qui réalisaient soudain qu’ils avaient laissé des choses importantes, qu’ils ne pourraient jamais récupérer : une thèse, des photos, voire des animaux de compagnie…

 

Les évacuations se sont poursuivies jusqu’à toucher près de deux mille personnes, dans toute la ville…

Oui et c’est une situation inédite pour tout le monde. Les évacués sont victimes d’un stress aigu au quotidien, depuis un mois. Concrètement, quand on est relogé à l’hôtel, comment on fait ses devoirs quand on est tous dans une petite chambre ? Relogées trop loin du point de restauration, certaines personnes âgées préfèrent ne pas manger plutôt que de ressortir dans le froid… Depuis un mois, les personnes évacuées font face à des problèmes en cascade. Dans une certaine mesure, ces troubles me font penser aux inondations sur lesquelles nous sommes intervenus, cette année en Occitanie, en 2003 autour d’Arles. Les gens avaient aussi brutalement perdu leur maison. Mais en consultation, passé la sidération, ils pouvaient commencer un travail de réparation. Parce qu’il y avait un avenir : contacter l’assurance, nettoyer la maison, trier, reconstruire… On pouvait évoquer les points positifs de ce qui s’était passé, car il y en a toujours… Un trauma, c’est comme une fracture : pour se réparer, l’os produit du tissu de cal osseux, qui est plus fort que l’os lui-même. Dans le cas des évacuations de Marseille, on reste dans la fracture. Il n’y a pour l’instant aucune solution et donc pas d’avenir.

 

C’est terrible d’entendre ça…

Oui mais sur le plan de la réparation psychologique, nous nous appuyons sur l’avenir. Même pour l’attentat de Nice (et je n’avais jamais vu une catastrophe comme celle-là), les victimes sont arrivées à se reconstruire en s’appuyant sur l’après. Là, sur quoi les évacués de la rue d’Aubagne peuvent-ils s’appuyer ? Tout est sous les gravats. Je n’ai aucun élément psychothérapeutique pour les aider. En tant que soignants, nous sommes désappointés parce que pour l’instant, on ne peut être que dans le soutien et l’empathie. On ne peut pas initier le travail de réparation. Je me console en me disant que dès que ces personnes seront relogées, en sécurité, elles n’auront plus besoin de nous.

 

Est-ce une critique en creux de la mairie ?

Rue d’Aubagne, soigner au cœur 2Mon rôle n’est pas là. Je ne peux parler que de ce que je connais pas et laissez-moi vous dire qu’à la permanence de la rue Beauvau, je vois des employés de mairie extraordinaires, à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’eux. Ils travaillent jusqu’à des heures incroyables. Ils sont énormément dans la culpabilité, ils ont une immense empathie. Nous sommes dans une situation jamais vue. Du point de vue psychologique et santé publique, il n’existe aucune structure ressource de santé pour répondre aux besoins des évacués, qui sont pourtant très mal sur le plan psychique. Notre cellule d’urgence a établi un dispositif a minima rue Beauvau mais après ? Les hôpitaux psy sont débordés et peu adaptés à la réponse à ces besoins. Il faudrait penser, inventer, un autre chaînon de soin pour la prise en charge de l’après.

 

J’ai voulu vous interviewer parce que je suis journaliste, mais aussi, soyons honnête, parce que j’habite juste à côté des immeubles effondrés. Un mois après, mes voisins et moi-même sommes encore sous le choc, surpris par la force de ce que nous ressentons, une gangue de tristesse dont nous avons du mal à nous extraire. Pourtant, nous ne connaissions pas les personnes décédées et nous faisons partie des chanceux qui n’ont pas été évacués. Pourquoi est-on à ce point bouleversés ?

Parce que vous êtes dans l’empathie ! Le trauma, c’est la preuve de l’humanité de celui qui souffre. On peut être froid et s’en foutre, habiter loin et ne pas se rendre compte de ce qui s’est passé. Souffrir d’un psycho-traumatisme, c’est une preuve de son humanité. Et puis faire partie d’un même quartier, c’est une identité collective inconsciente, un point identitaire important. A travers ces effondrements, c’est tout Noailles qui a été touché, voire tout Marseille. Car, avec leurs trois-fenêtres et leurs poutres faites de mâts de bateaux, les bâtiments effondrés renvoient à  l’identité portuaire. Ils sont un symbole de la ville. Pour nous tous, c’est une douleur, une rupture, une perte de continuité et de sécurité.

 

Quels sont les symptômes qui doivent pousser à consulter ?

L’insomnie, un fond de tristesse ou d’inquiétude, une anxiété latente qui n’a pas vraiment d’objet, des ruminations sur le sujet… L’évitement, le refus de parler de ce qui s’est passé, doit aussi alarmer.  Dans tous les cas, ça vaut le coup d’aller en parler à un médecin, son généraliste si l’on a confiance en lui. Sinon, il y a des psychiatres ou des psychologues, certains conventionnés, c’est-à-dire pris en charge par la sécurité sociale.

 

Peut-on venir voir la CUMP ?

Une toute petite équipe reste en place rue Beauvau jusqu’au 21 décembre. Après, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Nous pensons demander à l’ARS (Agence régionale de santé -ndlr), la mairie, au département ou à la région de financer une structure de suivi, comme l’avait fait la mairie de Nice après les attentats. Par le passé, la CUMP avait d’ailleurs monté une petite consultation post-traumatique à l’hôpital de la Conception mais nous n’avons plus assez de moyens pour l’instant. On est réduit à une peau de chagrin et on en est malheureux.

 

Ce drame a nourri beaucoup de colère, aussi. Qu’en faire ?

La colère, on en fait une bataille, on s’engage pour la justice ou contre le logement indigne. La douleur et la souffrance, c’est autre chose, elles peuvent se transformer pour aimer, pour créer du ciment social, de la solidarité, de l’art… On s’en sert pour rebondir, pour créer, on en fait une force. Les symptômes sont un peu comme des larmes d’amour, le signal qu’il faut faire quelque chose qui fait du bien au cœur pour réparer et s’en sortir. @

 

Bonus

  • La petite équipe de la CUMP veille au 2, rue Beauvau. La permanence aux sinistrés réunit aussi les services publics de différentes collectivités, de l’État et de plusieurs organismes (CCAS, CPAM et Caf).
  • La CUMP compte 120 volontaires à Marseille, 180 sur la zone. Pour un zoom sur ses champs d’action et son histoire, lire l’excellent reportage du blog de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille (AP-HM).
  • Toujours sur les CUMP, le lien du Ministère de l’Intérieur, sur leur nature et leur fonctionnement.