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Sans vers de terre, il n’y a plus d’humain !

Par Marie Le Marois, le 17 avril 2023

Journaliste

Le ver de terre est l’allié précieux de l’agriculture et de l’élevage, il laboure et fertilise à la fois ©DR

Le ver de terre est un simple tube digestif entouré de muscles, sans yeux ni cerveau. Mais essentiel à nos écosystèmes tempérés. Architecte de nos sols stables et fertiles, il est pourtant malmené par notre société moderne. Depuis quelques années, les scientifiques auscultent à la loupe cet organisme aux super-pouvoirs. Parmi eux, Mickaël Hedde, directeur de recherche à l’INRAE.

 

L’animal n’est pas vraiment séduisant. Mou, gluant et sale, il fait l’objet de dégoût, parfois de mépris. Dans notre culture occidentale, abonde Mickaël Hedde, il est associé au noir, aux profondeurs, à la tombe, à la mortalité. Voire à l’enfer. Lorsque ce scientifique a débuté sa thèse sur le sujet en 2000, il était regardé « avec étonnement » par ses proches, mais aussi ses collègues.

Le ver de terre n’intéressait personne, alors qu’il appartient aux espèces primitives « présentes sur terre depuis des millions d’années, bien avant les dinosaures », précise ce quadra. Mais depuis que la société s’inquiète de l’état de nos sols, le ver de terre attire davantage l’attention.

 

Environ 150 espèces 

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Découverte d’un ver de terre d’un mètre dans le Béarn. @Mickaël Hedde

Il existe entre 120 et 130 espèces de vers de terre référencées en France, différentes selon les territoires, « moins présentes en forêt qu’en prairie ». À cet inventaire réalisé en 1972 par Marcel Bouché (bonus), Mickaël Hedde et son équipe ont ajouté une vingtaine d’autres individus méconnus dont l’un mesurant un mètre de long et habitant dans le Béarn.

Ce chercheur à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) de Montpellier explique qu’en Corse, par exemple, une des espèces observées correspond en fait à cinq espèces différentes. Il a d’ailleurs créé une nouvelle clé de détermination (outil d’identification) des vers de terre français, portant sur les caractères des individus observables facilement.

 

Trois types de travailleurs 

Identification des vers de terre
Identification des vers de terre sur le terrain @Mickaël Hedde

Le ver de terre, dit aussi lombric (son nom savant), est réparti en trois catégories. L’épigé qui reste à la surface du sol et « participe à la dégradation de la matière organique (racines, bouts de feuilles…) ». L’anécique qui cherche sa nourriture à la surface du sol puis la distribue en profondeur grâce aux galeries verticales qu’il creuse. Enfin, l’endogé qui se nourrit de terre mélangée à de la matière, tout en effectuant d’importantes galeries horizontales. 

En moyenne sur un hectare, en un an, plusieurs centaines de tonnes de terre (entre 300 et 600 tonnes) passent dans le tube digestif de 250 000 vers de terre (calcul dans bonus). Sa population peut proliférer en présence de cultures sur sol vivant ou chuter drastiquement en cas d’utilisation intensive du sol.

 

 

« Ingénieur de l’écosystème »

première bio masse animale
Le ver de terre représente la première biomasse animale terrestre en zone tempérée. La biomasse est la masse totale des êtres vivants, @biodivesité

Le ver de terre est un « ingénieur de l’écosystème ». Il modifie physiquement son environnement. Notre tortillard, si petit soit-il, structure en effet le sol en agrégeant la terre. Après son passage, grâce à ses déjections, les parois deviennent plus compactes. « Le sol va alors être plus stable et mieux résister à l’érosion ». Les galeries souterraines créées par le ver améliorent en effet l’infiltration de l’eau dans le sol, limitent le ruissellement et donc les inondations. Un atout considérable lors de pluies violentes, « comme c’est le cas lors des ‘’épisodes cévenols’’ ».

Ces galeries, plus ou moins profondes, permettent également aux racines des plantes d’avoir accès plus facilement à l’eau et de s’étendre davantage. Et à l’air, de mieux circuler et d’apporter de l’oxygène à tous les organismes vivants dans le sol.

 

Un boosteur de plantes

Du Saule au jardin
Maraîchage su sol vivant à Beauvoir-sur-Niort. @Du Saule au jardin

En ingérant la matière organique (MO) avec du sol, ce travailleur de l’ombre participe au mélange dans le sol entre la matière minérale et les MO fraîches et humifiées du sol. Et fait office d’ « incubateur » en transformant (bonus) les matières organiques ingérées en nutriments (azote, phosphore…). Ces nutriments, laissés dans leurs déjections, nourrissent à leur tour les plantes. En tous points, le ver de terre permet aux plantes « de croître plus facilement ». Il est l’allié précieux de l’agriculture et de l’élevage, laboureur et fertilisant à la fois. Et « ses services sont gratuits ! » Brice Terrien-Lapéze les utilisent allègrement. Ce maraîcher sur sol vivant à Beauvoir-sur-Niort, Du saule au Jardin, se sent d’ailleurs davantage « éleveur de vers de terre que cultivateur de légumes ». Son travail consiste en fait à créer l’écosystème idéal pour la vie de cet animal. « C’est leur présence qui permet la fertilité du sol sur lequel je fais pousser mes légumes. En quelque sorte, ils travaillent à ma place ! »

Si le sujet reste encore « mal documenté », le lombric agirait également sur la santé des plantes. Certaines espèces pourraient en effet réguler directement des parasites ou modifieraient le milieu qui « boosterait » la plante malade.

 

Malmené par l’agriculture conventionnelle

oiseau mangeant un ver de terre
@Pixabay

Enfin, dernière fonction du ver de terre et pas des moindres : il est une ressource alimentaire pour de nombreux animaux sauvages et d’élevage, comme les oiseaux, les sangliers, mais aussi les vaches. Si on prend l’exemple du ver d’un mètre, « nous avons 20 grammes en masse, c’est conséquent ! Et en plus digeste : ce n’est que du muscle et de l’eau ».

Les supers pouvoirs de ces bébêtes sont mis à mal par notre société moderne. « L’intensification de l’agriculture, les pratiques de labour, les produits phytosanitaires, la fertilisation minérale sont globalement néfastes », reconnaît le géodrilologue qui a participé à deux expertises scientifiques (ici et ici). Il cite également un travail sur les pesticides dans les Deux-Sèvres. Des vers de terre ont été prélevés sur des parcelles agricoles conduites de façon conventionnelle ou biologique. Mais aussi sur des prairies et des haies n’ayant jamais reçu de traitement phytosanitaire. Il est apparu que la quasi-totalité (92%) des vers de terre contenait au moins un pesticide ; chez un tiers, il y en avait même cinq ou plus. Cela signifie que les oiseaux, les animaux sauvages, les vaches, en mangeant les vers de terre, ingèrent en même temps des pesticides.

 

Moins de diversité

« Sans ver de terre, il n’y a plus d’humain « 1
@Mickaël Hedde

Le scientifique ne confirme pas les propos des lanceurs d’alerte qui parlent de disparition des vers de terre – « nous n’avons aucune donnée scientifique sur ce sujet ». Il reconnaît cependant qu’il y en a moins dans les sols où la gestion humaine est très forte. Et surtout, qu’en l’espace de 50 ans (date du premier inventaire), les espèces dominantes ont pris le dessus (bonus) : « les winners sont de plus en plus winners, et les loosers sont de plus en plus loosers, donc on va vers une homogénéisation des espèces », s’alarme le chercheur, qui fait l’analogie avec « les pigeons et corneilles devenus dominants chez les oiseaux ».

Comme toutes espèces végétales et animales, la disparition de certaines d’entre elles engendrerait des conséquences désastreuses sur notre environnement. Les espèces de vers de terre ne modifiant pas le milieu de la même façon, « on perdrait des fonctions bien spécifiques ». Mais aussi des organismes qui potentiellement s’adapteraient à des problèmes futurs non encore identifiés. Mickaël Hedde pense à un verger à côté de chez lui, dans l’Hérault : « Le jour où il devient une résidence, le ver de terre endémique disparaît. Et c’est dommage, car celui-ci pourrait être une solution sur un autre territoire ».

 

Des solutions pour demain 

Convaincu que « sans ver de terre, il n’y a plus d’humain », le scientifique travaille sur les solutions pour demain. Par exemple, sortir du rôle dominant de l’agriculture intensive et promouvoir plusieurs formes d’agricultures : agroécologie, maraîchage sur sol vivant, agriculture biologique…

Des modèles, certes dont le rendement est moindre, mais plus durables car ils protègent les sols fertiles. Mickaël Hedde aimerait qu’un jour l’UICN les intègre dans la Liste rouge des espèces menacées, « comme il vient de le faire pour les araignées ». Autre animal effrayant, mais aujourd’hui considéré à sa juste valeur.♦

 

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Bonus

  • Marcel Bouché En 1972, Marcel Bouché a réalisé un inventaire des espèces de lombrics sur plus de 1400 sites répartis en France métropolitaine. Le jardinier devenu directeur de recherche à l’Inra a consacré pratiquement toute sa carrière professionnelle aux vers de terre. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Des vers de terre et des hommes.

50 ans après Marcel Bouché, un doctorant de Mickaël Hedde revisite une partie des 1400 localités (le premier quart sera bouclé fin mai). C’est lors de cette étude qu’il a été observé que des espèces de vers de terre ont pris le dessus. 

 

  • Calculs CNRS :  »Terre remuée par un ver de terre par jour : 1,5 x poids du vers de terre en période active. Sur un hectare pour un jour actif : 250 000 vers de terre = 1 tonne de biomasse fraîche donc 1,5 tonnes de terre ingérée. Si on fait le calcul pour un an : 1,5 tonnes x nombre de jours actifs par an (environ 200) = environ 300 tonnes de terre remuée par an par hectare… Un chiffre modéré selon Patrick Lavelle, qui le placerait plutôt autour de 500 tonnes et plus d’après certaines expériences » (détails ici).

 

 

  • Recyclage des déchets organiques et l’épuration de l’eau usée. Les vers de terre recyclent les déchets organiques en les digérant. Ils participent ainsi à la fabrication du compost, véritable engrais naturel pour les plantes. Mais ce sont des vers spécifiques, précise Mickaël Hedde : « Leur maison est leur garde-manger. S’ils vont ailleurs, ils meurent ».

Certaines espèces de vers de terre s’emploient également pour l’épuration des eaux usées, dans des fermes ou des stations d’épuration expérimentales.

 

  • Action des microorganismes : Mickaël Hedde reprend l’image de la Belle au bois dormant de Patrick Lavelle, un autre spécialiste. Dans le rôle des Belles : des microorganismes capables de digérer une bonne partie des éléments organiques naturels. Mais dans l’incapacité de se déplacer pendant très longtemps une fois cette nourriture consommée. 

Dans le rôle des Princes charmants, les vers de terre. Les microrganismes ingérés par les vers avec un peu d’eau, de terre, et mélangés à du mucus intestinal vont se réveiller. Et concourir à cette digestion.

 

  • Les vers de terre sont hermaphrodites protandres, comme les escargots. Ils ont des organes génitaux mâles et femelles. Mais ce sont les organes mâles qui s’activent en premier dans le processus de reproduction, suivis par les organes femelles. Certaines espèces, dites parthénogénétiques, peuvent se reproduire sans fécondation. Et « peuvent coloniser plus rapidement de nouveaux espaces, sans perdre du temps à chercher un autre partenaire » précise Mickaël Hedde. Ce clonage a cependant un risque : « si un ver est affecté, c’est toute la population qui l’est aussi ». Ils ont environ 300 neurones (à comparer à nos ~100 milliards), organisés en quelques ganglions dont un ganglion cérébral.