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Soly, gardien de la mémoire d’Ibrahim Ali

Par Maëva Danton, le 22 février 2021

Journaliste

Président de l’association Sound school musical B Vice, Mbaé Tahamida, alias Soly, est un auteur et compositeur engagé, soucieux d’offrir un cadre protecteur aux jeunes de la cité de la Savine. En 1995, l’un d’entre eux meurt sous les balles d’un colleur d’affiches du Front national. Il s’appelait Ibrahim Ali. Il avait 17 ans. Depuis ce jour, Soly n’a eu de cesse de défendre sa mémoire et de prôner le vivre-ensemble.

La cité de la Savine est calme en ce milieu d’après-midi, bercée par le bourdonnement d’un chantier d’où émergent de nouveaux immeubles. Ils ne seront pas très hauts. Trois étages seulement, juste en face d’une imposante tour blanche qui en compte, elle, une bonne vingtaine. Le quartier se fait et se défait, au gré des constructions et démolitions.
Au milieu de cet univers mouvant, un homme d’une cinquantaine d’années, béret noir sur la tête, se fraye un chemin. C’est Mbaé Tahamida, alias Soly. Il avait 22 ans quand il est arrivé ici.

Assis derrière une table à la peinture bleue usée, dans un petit bureau de l’association Sound School Musical, il raconte. « À l’époque, c’était the ghetto », lâche-t-il avec l’accent américain. Un concentré de béton où l’on entasse au bas mot 6 000 habitants. Des seringues dans les cages d’escalier. « La blanche » que l’on renifle en bas des blocs. Ça lui rappelle les États-Unis. Et ces morceaux de rap dont il décortique les paroles à l’aide de magazines achetés au marché aux puces.

 

Plume engagée, inspiration américaine
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Soly et ses textes à mettre en rap @ DR

« J’ai commencé l’écriture très tôt, vers huit ans ». À cet âge-là, il vit encore à Madagascar, son pays natal. « Au début, c’étaient des poèmes pour ma petite maman. Puis j’ai entendu Mahaleo, un groupe d’étudiants qui animait les manifestations pour dénoncer le néocolonialisme. Ils chantaient des chansons à la fois poétiques et très engagées, comme Bob Dylan. Quand je les ai entendus, ça a été une claque. J’essayais d’écrire comme eux, mais en français ».

Puis vient la rencontre avec le rap. Le groupe s’appelle Grand Master Flash. Le titre : The message. Le rythme est entraînant. Entêtant. Saccadé.

« Don’t push me ’cause I’m close to the edge
I’m tryin’ not to lose my head »

Le texte raconte la vie dans le Bronx. Façon descente aux enfers. « Quand j’ai entendu ça, j’ai halluciné ! », se rappelle Mbaé Tahamida, avec un discret sourire sur les lèvres. À partir de ce jour, il n’a de plume que pour les textes engagés. Il en écrit beaucoup et remplit un épais cahier qu’il emportera avec lui à la Savine.

 

B-Vice, bulle d’expression musicale

Quand il arrive, en 1989, la culture rap est déjà là. Un collectif de graffeurs s’est formé, B-Vice. « Les graffeurs étaient les plus vieux de la bande. Mais autour d’eux, il y avait une ribambelle de gamins qui n’avaient pas de vraie fonction dans le groupe mais étaient attirés par le rap et la danse hip hop ». Avec ses textes prêts à être rappés, Soly trouve vite sa place. C’est le début des répétitions, de la recherche d’instrus, des enregistrements sur la face B de cassettes audio, « comme le faisaient tous les rappeurs ».
L’envie est là. Débordante. Elle s’exprime partout où elle le peut. Dans les cages d’escalier, les caves, les halls d’immeubles, parfois au centre social. Jusqu’au jour où la bande a envie d’avoir ses propres locaux. Elle fonde alors une association, la Sound school musical B-Vice, et pose en 1993 ses cartons dans un T3, en bas d’un immeuble.

En bricolant un peu, l’équipe y installe un studio. « Il était très rudimentaire mais c’était le seul de Marseille. Ça changeait des faces B américaines sur lesquelles rappaient les autres jeunes. Là, on pouvait avoir nos propres instrus, des compositions à part entière ». Dans le même temps, les membres de B-Vice se forment : gestion associative, enseignement de la danse, musique assistée par ordinateur. Ce pétillant cocktail finit par attirer, et pas seulement à la Savine. Les jeunes des cités de la Viste, du Plan d’Aou et de la Solidarité viennent en nombre. Certains feront finalement carrière dans la musique. Comme l’Algérino, Kenza Farah, ou les Kids dog black qui deviendront les Psys 4 de la rime.

 

 

Encadrement, formation, insertion

Mais ce n’est pas le succès, encore moins la célébrité, que recherche l’association. Sa raison d’être tient en une devise : « encadrement, formation, insertion ». Elle veut protéger les jeunes des tentations qui pourraient les enfermer dans une spirale infernale. « La spécificité de B-Vice, c’est la surveillance des petits par les grands frères. Alors on voulait qu’un maximum de gamins fassent partie de l’aventure ».
Parmi ces jeunes que l’association prend sous son aile, il en est un, particulièrement discret. Lorsque Soly fait ses compositions sur ordinateur, le jeune garçon peut rester là, deux heures durant, à le regarder faire. Il s’appelle Ibrahim Ali. Il a 17 ans.

« Au début, il était plutôt spectateur. Mais un jour, il nous manquait un comédien pour une représentation. Alors il l’a remplacé ». Car B-Vice propose des performances complètes, incluant rap, danse mais aussi théâtre.
Cette fois, Ibrahim Ali campe le rôle d’un dealer. L’assemblée est bluffée. Il était si silencieux qu’on ne l’avait pas vu venir. « Celui qu’il remplaçait pouvait bien aller se rhabiller », plaisante Soly. L’adolescent trouve ainsi sa place.

 

21 février 1995

Quelques semaines plus tard, B-Vice doit donner un concert au stadium de Vitrolles. Un concert de sensibilisation contre le sida. Ibrahim Ali doit y tenir un rôle.
Pour préparer ce qui s’annonce comme « un grand show », l’équipe fait ses répétitions dans un local du centre culturel Ruisseau Mirabeau, tout près du lycée Nord (rebaptisé depuis Saint-Exupéry). Il y a du matériel, une scène et toute la technique. Malgré le jeûne du mois de Ramadan, on donne le maximum pour préparer ce grand jour.
Les séances s’enchaînent. Jusqu’au 21 février 1995. Au soir de cette dernière répétition, les gamins se pressent pour ne pas rater le bus. La journée de jeûne les a éprouvés. Ils ont hâte de rentrer et de partager un bon repas. Sur le chemin, deux groupes se forment. Ibrahim Ali fait partie du second, celui des retardataires.

Dans la rue du Chatelier, qui croise l’avenue des Aygalades, les jeunes de B-Vice ne sont pas seuls. Ils croisent la route de deux colleurs d’affiches du Front national. Mais ceux-ci sont armés et soudain, sans crier gare, leur tirent dessus.
Les premières balles sont esquivées. Un des jeunes fait mine de tomber. Ibrahim Ali essaie de se cacher mais la rue ne s’y prête pas. Une balle lui traverse le dos et brise son élan. Il s’effondre.

Soly n’est pas là. Il est resté à la Savine pour peaufiner les instrus du concert. Il apprend la nouvelle par un jeune venu toquer à sa porte. « Ibrahim s’est pris une balle ». Puis le dénouement tombe. Tragique. « Il est mort dans les bras de Saïd, un rappeur du groupe ». Mbaé Tahamida est « groggy ».

 

« À partir de ce jour, les enfants sont devenus des adultes »
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Soly souhaiterait qu’une journée de sensibilisation soit organisée chaque 21 février dans les écoles de la ville @Alain Barlatier

À l’extérieur du studio, la colère monte. « Des jeunes de tous les quartiers débarquent à la Savine et sont prêts à cramer Marseille. Ils n’attendent que le feu vert de B-Vice. Moi je suis là, au milieu, sans savoir quoi dire ni quoi faire ». Il a une seule personne en tête, la mère d’Ibrahim. C’est alors qu’il se dirige vers la tour K où elle vit. Il est venu pour l’épauler, l’apaiser, mais c’est l’inverse qui se produit. Soly fond en larmes. La mère d’Ibrahim le console et ne lui demande qu’une chose : veiller à ce que personne ne salisse la mémoire de son fils. « Depuis, c’est ma mission », assure Soly.
Il redescend et tente de calmer la foule. Bon an mal an. Dans les jours qui suivent, une marche réunit entre 10 000 et 15 000 personnes. Elle se déroule sans heurt.

« Depuis, tout a changé. Ceux qui étaient enfants sont devenus adultes. Les musiques sont devenues plus sombres. L’interprétation qui était parfois enjouée et décalée a pris un ton beaucoup plus conscient ». Jusqu’alors abordé par le prisme de la théorie et des récits historiques, le racisme prend soudain une forme concrète. L’engagement contre le parti fondé par Jean-Marie Le Pen devient un combat de tous les instants, avec la mémoire comme arme.

 

Avenue Ibrahim Ali

Pour ne pas oublier, les proches d’Ibrahim Ali ont une revendication : donner son nom à cette avenue des Aygalades (où il a trouvé la mort). La mairie de Jean-Claude Gaudin le leur refusera pendant 26 ans. « À un moment donné, ils ont posé en catimini une plaque sur un rond-point. Mais personne n’habite un rond-point. On voulait une rue car des gens y vivent et peuvent se demander pourquoi leur rue s’appelle ainsi ».

Soly, gardien de la mémoire d’Ibrahim Ali
Le 21 février 2121, l’avenue Ibrahim Ali a été inaugurée @ Ville de Marseille

La revendication a fini par être entendue. En 2021. « Enfin ! », soupire le président de la Sound school musical.
Mais il pense qu’on pourrait aller plus loin, et souhaiterait qu’une journée de sensibilisation soit organisée chaque 21 février dans les écoles de la ville. Car dans les ateliers menés par l’association, il constate que beaucoup de jeunes ignorent encore l’histoire d’Ibrahim Ali, cet ado qui leur ressemble, mort pour une couleur de peau. Il espère que la nouvelle municipalité sera sensible à cette requête et regrette de voir les idées de l’extrême droite se répandre, qui plus est dans une ville aussi ouverte sur le monde que l’est Marseille.

 

Un nouveau centre culturel pour la Savine

À la Savine, il poursuit ce travail contre la haine, grâce à la culture. « Il y a un projet de rénovation urbaine ici. Le centre social qui est juste à côté de notre local, au milieu de la cité, va descendre en contrebas. Je nous vois mal rester ici. Alors on travaille sur un projet de vrai centre culturel avec résidence d’artistes. Un lieu où on pourrait accueillir dans de meilleures conditions les compagnies de danse et de théâtre ».

Un nouveau lieu flambant neuf où l’on entendrait des voix enfantines jongler avec les mots et scander leur envie de vivre ensemble, des semelles de baskets frotter le sol d’une salle de danse, les clameurs devant un spectacle donné par des gamins fiers d’eux-mêmes… Un espace de vie et de partage à la hauteur des combats assidûment portés dans ce quartier. À la hauteur de la mémoire d’Ibrahim Ali. ♦

 

Bonus [pour les abonnés] – Une enfance entre Madagascar et la Réunion – Le procès des colleurs d’affiches – la Sound school musical et le Covid-19 –

  • Une enfance entre Madagascar et la Réunion – D’origine comorienne, Soly naît et passe les douze premières années de sa vie à Madagascar où son père travaille pour le consulat de France. « Il était cuisinier, jardinier, gardien en même temps », raconte le président de la Sound school musical. Au début des années 1980, la situation se complique. Les revendications contre le néocolonialisme se font de plus en plus sentir et le consulat quitte le territoire. Le père de Soly se retrouve au chômage, obligé de vendre des brochettes dans la rue. La famille, dont les enfants sont scolarisés dans une école française, ne se sent plus en sécurité. Ce qui la conduit à déménager à la Réunion de 1980 à 1989, jusqu’à l’arrivée à Marseille.
  • Le procès des colleurs d’affiches – Le procès de l’affaire Ibrahim Ali a eu lieu en juin 1998. Robert Lagier, le meurtrier d’Ibrahim Ali, a été reconnu coupable d’homicide volontaire, de tentatives d’homicides volontaires et de violences avec armes. Condamné à quinze ans de réclusion criminelle, il est mort en prison des suites d’un cancer. À ses côtés au moment du drame, Mario D’Ambrosio a quant à lui écopé de dix années d’emprisonnement pour tentatives d’homicides volontaires. Il a été libéré en 2002. Enfin, Pierre Giglio, responsable du groupe de colleurs d’affiches, a été condamné à deux ans de prison dont un avec sursis pour port d’armes.

 

  • La Sound school musical et la Covid-19 – Depuis plusieurs années, l’association organise des ateliers de rap et d’écriture dans les écoles, quand celles-ci ne font pas le déplacement jusqu’à la Savine. Ce type d’intervention hors les murs s’est fortement développé depuis la covid-19, l’association n’ayant pas la possibilité d’accueillir du public. Récemment, elle a par ailleurs signé une convention avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) pour proposer des interventions auprès de jeunes sous main de justice.