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Super Cafoutch, contre-pied de la grande distribution

Par Maëva Danton, le 15 novembre 2022

Journaliste

Beaucoup n’en peuvent plus de la foule, des rayons qui débordent, des 36 références par produit... ©MD

Face à une grande distribution de plus en plus déshumanisée, le concept de supermarché détenu et géré par ses clients a essaimé le monde entier depuis sa naissance aux États-Unis. Avec, chaque fois, les mêmes étapes qui se répètent : constitution d’un groupement d’achat, création d’une épicerie et enfin ouverture d’un supermarché. Une troisième étape qui vient d’être franchie à Marseille, avec l’installation de Super Cafoutch à deux pas du Vieux-Port.

Quoi qu’il en coûte, baisser les prix. Attirer. Concurrencer. Pressuriser les salariés, les fournisseurs, les producteurs, les industriels, les franchisés. Aller plus vite. Moins cher que le moins cher. Robotiser. Économiser. Optimiser…

En industrialisant la consommation, la grande distribution a permis, dès l’ouverture du premier hypermarché Carrefour en 1963, d’accroître considérablement le pouvoir d’achat des ménages. Mais le temps passant, on s’est aussi rendu compte des revers de ce « progrès ». Économiquement, pour les petits commerçants que la grande distribution est venue concurrencer. Socialement. Écologiquement. Et humainement. Une sorte d’étouffement. Des doutes. Et cette question qui s’installe : « À quoi bon ? ».

 

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Derrière les supermarchés collaboratifs nés aux quatre coins du monde, l’ambition de reprendre le contrôle de sa consommation. @MD

De Brooklyn à Marseille

Alors, au lieu de rester impuissants sur cet immense et a priori incontrôlable paquebot qu’est la grande distribution, une bande d’Américains décide en 1973 de s’en échapper et de bâtir, avec les moyens du bord, leur propre concept de supermarché. Moins rapide, moins imposant, certes. Mais quelque chose qui leur appartienne. Qu’ils comprennent. Et qu’ils soient en mesure de faire naviguer eux-mêmes. C’est ainsi que naît à Brooklyn le Park Slope Food Coop, premier supermarché coopératif. Un supermarché qui appartient à ses coopérateurs et fonctionne selon un mode démocratique : un adhérent, une voix.

Les membres, en plus de contribuer au capital, offrent trois heures de leur temps mensuel pour gérer le magasin : tenue de la caisse, rayonnage… En échange, ils ont accès à des produits -bio et locaux pour l’essentiel- à un prix environ 40% moins cher qu’en supermarché classique dans le cas américain. Des économies permises par le bénévolat des membres, l’achat groupé, ainsi que par une marge limitée à environ 20% contre jusqu’à 80% sur certains produits de la grande distribution, fruits, légumes et produits bio en particulier.

Et ça marche ! Le Park Slope Food Coop, qui s’étale sur une surface de 2000 m², a embarqué plus de 17 000 coopérateurs et 70 salariés, générant un chiffre d’affaires de 40 millions de dollars en 2019. Alors forcément, cela en a inspiré d’autres, notamment en France (bonus). Et tous ont reproduit quasiment à la lettre la même recette : organisation d’un groupement d’achat, mise en place d’une épicerie-test et enfin, ouverture du supermarché. Une dernière étape que vient tout juste de franchir Super Cafoutch, version marseillaise du supermarché coopératif qui s’étend dans un nouveau local de 600 m² dont la moitié dédiée à la vente. À quelques enjambées du Vieux-Port.

 

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Ce matin, beaucoup viennent accompagnés de leurs enfants. Pour leur faire découvrir une autre façon de consommer @MD

400 nouveaux coopérateurs depuis septembre

Ici, pas de caddies qui menacent de s’entrechoquer. Pas de bips intempestifs. De pleurs d’enfants éreintés. Non. Au Supercafoutch, en ce samedi matin d’automne, on ne se presse pas.

« C’est à la pièce, les avocats ? », demande Jeanne, directrice d’école qui assure ce matin la pesée des produits. « Et les patates, c’est des Charlotte ? ». « Attends, je vérifie ! » lui propose le client, un salarié d’Airbus habitué du lieu. « Les oranges, tu penses que c’est à jus ? »

 

♦ Lire aussi : La solution Vrac pour sortir les quartiers de la malbouffe

 

Jeanne en est seulement à sa troisième permanence. Elle fait encore partie des débutants. Et ils sont nombreux ce matin. « Depuis l’ouverture du Super Cafoutch en septembre, nous avons accueilli 400 nouveaux coopérateurs », se réjouit Eva Chevallier, présidente du supermarché. Il leur faut un peu de temps pour se familiariser aux différentes tâches du magasin. Alors forcément, ça tâtonne un peu. Mais peu importe : « Super Cafoutch, c’est le contraire de la caisse automatique », compare Jeanne.

Dans les rayons aussi on s’attarde. « Je veux du camembert ! », lance une petite fille à son père et à sa grande sœur, réunis autour d’un petit caddie au rayon fromages. « Ma bouille, lui répond tranquillement son père, je vais te proposer un autre fromage que tu vas aimer : du Saint-Félicien. » Lui est conseiller chez Pôle Emploi. Il a déjà fait ses courses deux ou trois fois ici. Mais aujourd’hui, il a voulu venir avec ses deux filles. « Je veux leur faire découvrir une autre façon d’acheter, en circuit court ».

 

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Eva Chevallier, présidente des lieux @MD

Des clients lassés de la grande distribution mais peu coutumiers des enseignes bio

Ici, beaucoup n’en peuvent plus des enseignes de grande distribution. « Le monde, les rayons qui débordent, 36 références par produit… Je n’arrive plus à aller dans les supermarchés classiques », explique Margaux, interne en médecine et coopératrice qui fait ce matin sa première permanence. Néanmoins, la plupart ne sont pas parvenus à passer le cap des magasins bio, « trop cher ! ».

Grâce à une marge fixe de 25%, les prix sont censés être globalement moins chers qu’ailleurs. Mais c’est à condition d’opérer des comparaisons par produits. « Nous sommes un supermarché collaboratif et pas une épicerie solidaire, explique Eva Chevallier. Par rapport à Lidl, c’est sûr que nous sommes plus chers. Mais sur de très bons produits, nous le sommes moins que les enseignes bio classiques ».

 

Remplir les rayons

Des produits qui peinent encore à remplir les étals. En particulier les rayons frais, très clairsemés ce matin. « Nous avons 2000 références, il faudrait que l’on passe à 5000 », explique de sa voix douce et enthousiaste Alain, ancien responsable des ressources humaines de la SNCF devenu un coopérateur particulièrement impliqué dans le projet. L’élargissement de la gamme permettrait aux coopérateurs de faire intégralement leurs courses au Super Cafoutch. Ce qui n’est le cas que de quelques-uns pour l’heure.

« Je ne fais pas encore toutes mes courses ici, reconnaît Jeanne, la directrice d’école. J’ai besoin d’un temps de transition pour me déshabituer de certains produits ». Difficile de faire oublier à ses enfants leur marque de céréales préférées. « Il y a des compromis à trouver », sourit-elle. Jusqu’alors, les achats étaient gérés par les trois salariés de Super Cafoutch. Un comité d’une quinzaine de coopérateurs dédiés à ce sujet est en train d’être constitué pour étoffer la gamme et répondre au mieux aux attentes des coopérateurs.

 

♦ (re)lire : Au Superquinquin de Lille, ni stress ni bousculade

 

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@MD

Une aventure humaine

Mais prix, diversité et qualité sont loin d’être les seuls attraits du concept. Café à la main avant une réunion, Alain raconte avec emphase ce que cette aventure coopérative lui apporte. « En tant que RH, j’ai tellement entendu parler de masse salariale, de suppressions d’effectifs, de réorganisation… J’avais besoin de sens. Ici, je me sens acteur. Et c’est un plaisir pas possible. On n’a pas de client pénible car tout le monde comprend ce que fait l’autre pour l’avoir déjà expérimenté. Quand on entre ici, on se dit tous bonjour. On se sourit. À la caisse, on se tape des fous rires. C’est vraiment un kif fou ! ».

Il se rappelle avec émotion la longue période de travaux menés en grande partie par les coopérateurs afin de refaire une beauté au lieu. « On a ainsi économisé 400 000 euros de chantier », explique Alain qui, avant de travailler à la SNCF, a aussi été carreleur. « Le carrelage est loin d’être parfait, dit-il en feignant de se mordre les doigts, mais si on n’est pas tolérant dans un lieu comme cela, ça ne marche pas ».

Pour Eva Chevallier, une des forces du lieu est de permettre la rencontre entre des personnes qui, bien que partageant des valeurs communes, viennent d’horizons très variés. « On a des coopérateurs de tous les pays et de tous les métiers. Des médecins, des juristes, des vidéastes, des professeurs, des psychologues, des gens du commerce ou de l’industrie… ». 

 

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Lucia, coopératrice de la première heure. @MD

« L’écueil serait de tomber dans l’entre-soi »

Mais pour Lucia qui a rejoint l’aventure dès son commencement et tient ce matin la caisse, « il faudrait qu’on arrive à faire venir des personnes plus éloignées de ce type de concept. Car l’écueil, ce serait de tomber dans l’entre-soi ». La mobilité, pas des plus fluides entre les territoires les plus pauvres de la ville et son centre, est bien sûr un frein. « Il faut aussi qu’on poursuive notre travail d’information pour que tout le monde se sente légitime ici ». Reste la question du prix, qui pourrait diminuer grâce à la montée en puissance du magasin et à l’achat de volumes plus importants.

Super Cafoutch aimerait aussi recruter une ou deux personnes supplémentaires pour épauler ses trois salariés, quelque peu secoués par l’arrivée de plusieurs centaines d’adhérents en si peu de temps.

Mais pour cela, il faut que les coopérateurs de Super Cafoutch passent le cap de la rentabilité. D’autant que des prêts bancaires et citoyens vont devoir être remboursés, en plus du loyer à payer. « Nous avons pour cela besoin de compter entre 2000 et 2500 coopérateurs [contre 1117 aujourd’hui, Ndlr], et que 60% d’entre eux dépensent 150 euros par mois », contre 124 euros aujourd’hui.

Un objectif que les coopérateurs espèrent atteindre en 2024. Pour que le rêve d’un magasin appartenant à ses consommateurs et reflétant leurs valeurs puisse se muer en réalité concrète et accessible au plus grand nombre. Prouvant que d’autres façons de consommer sont possibles. Avec des sourires plutôt que des caisses automatiques. ♦

 

Le Fonds Épicurien, parrain de la rubrique « Alimentation durable », vous offre la lecture de cet article mais n’a en rien influencé le choix ou le traitement de ce sujet. Il espère que cela vous donnera envie de vous abonner et de soutenir l’engagement de Marcelle *

 

Bonus

  • Les supermarchés collaboratifs en France – On compte neuf cousines de Super Cafoutch en France. La Louve à Paris, qui a été l’un des premiers concepts à voir le jour en France. Super Quinquin, à Lille, et que Marcelle est déjà allé visiter. La Cagette, à Montpellier. Lalouet’Coop à Les Herbiers. La Fourmilière à Saint-Etienne. Scopéli à Nantes. La Gabare à Olivet, près d’Orléans. Les Grains de Sel dans le 13e arrondissement de Paris. Et la Coop sur mer à Toulon.
  • Plusieurs comités de travail – Au delà de leurs trois heures de permanence mensuelle, les coopérateurs peuvent participer à des groupes de travail concernant divers aspects de la vie du supermarché collaboratif. À savoir les ressources humaines, les achats, la communication, la comptabilité, la gestion des membres, ou encore la réduction des déchets.
  • Pour devenir coopérateur – Il faut acheter 10 parts sociales d’un montant de 10 euros chacune, ou une seule part pour ceux qui ont les revenus les plus modestes (étudiants, moins de 26 ans et bénéficiaires de minima sociaux). Super Cafoutch organise chaque semaine deux réunions d’information pour ceux qui souhaitent devenir coopérateurs. Plus d’informations sont à retrouver sur son site.