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Triste Tropisme

 
Photo-montage de Charlie de la forêt

Par Franck Burns – Père d’accueil d’un jeune mineur non accompagné, il a passé seize heures dans la longue file d’attente qui se forme chaque nuit aux abords du service « immigration » de la préfecture de Marseille. Récit.

TRISTE TROPISME – Je hais les voyages et les explorateurs, et voilà que je m’apprête à… (C. Levis-Strauss)

Juin 2019, Marseille. Début de la rue Saint Sébastien. 17h00. J’ai rendez-vous demain à 8h30. J’ai seize heures d’avance et un sac-à-dos contenant thermos de café et biscuits secs. Je remonte la rue en voiture jusqu’à trouver, oh chance, une place juste en face le n°66 bis. J’étais déjà venu là, pour mon permis de conduire, j’avais oublié. Le dessillement sera brutal. Le 66 bis, le bâtiment en travaux de la Préfecture des Bouches-du-Rhône, dédié aux services « immigration, intégration, nationalité, circulation routière ». J’imagine l’ordre d’importance. Je me gare. Palissades de chantier à ma droite, long trottoir désert à ma gauche, entre, un portail sacrément grillagé ne parvenant pas à dissimiler un couloir tout aussi sécurisé. Derrière moi une office aux rideaux tirés dédiées aux photographies officielles d’identité, et autres services opportunistes, à côté, un petit snack ouvert à la terrasse vide. Je me dirige vers la seule âme vivante assise à côté de la porte grille sur l’un des deux fauteuils jardin en plastoc vert. Je devine qui il est, et sais que lui ne sait pas qui je suis. Enfin si, il sait, bien sûr, il sait surtout qui je ne suis pas et sait que je ne devrais pas être là. Pas ma place, semble me dire son regard presque inquiet de ma venue vers lui. Forcément. La bienveillance et la surveillance se marient parfois ton sur ton dans l’impressionnisme des sans-papiers. Alors je m’explique, moi et ma présence. Notre petite famille, il y a deux ans, a recueilli un jeune Guinéen, aujourd’hui il est pris en charge par un foyer et il lui faut être ici demain matin pour un récépissé de titre de séjour valable un ou trois mois. Et comme on nous a dit qu’il y avait du monde, et qu’on voulait lui éviter cette nuit debout peu républicaine, j’ai décidé de prendre sa place dans la queue. Le petit bonhomme m’offre enfin son sourire, me confirmant que je suis à la bonne adresse et m’initie de quelques mots très utiles aux rudiments de cette nuit, me montrant juste à côté de sa chaise une feuille grossièrement scotchée sur le mur. Deux noms y sont portés. J’inscris le troisième, celui du gosse, Allan. On discute à sens unique, j’ai appris grâce à Allan à ne pas être intrusif envers l’autre, la leçon pour apprendre des destinées fracassées. C’est un petit bonhomme de même pas un mètre soixante, fringué en mode passe-partout, sans doute maghrébin, difficile de lui donner un âge, sans doute plus loin que la soixantaine. Difficile, certains voyages forment à la vieillesse. C’est surtout et essentiellement en cet instant, et jusqu’à l’ouverture des grilles, le premier de la liste. Normal, il est arrivé à midi. Autrement dit presque à l’heure de fermeture de ladite grille. Je m’inquiète discrètement de l’absence du n°2. Parti faire un tour, dit-il. J’apprends ainsi qu’on peut s’échapper de la queue mais à la condition de le dire à celui qui est devant ou derrière, et qui deviendra le temps de l’absence le gardien moral de la place. J’apprendrai par la suite d’autres règles qui, toutes, découleront de ce bout de papier, le seul principe régulateur de toute cette nuit. Pas d’autre loi, pas d’autre droit que ce papier. Au petit matin, 77 noms y seront portés, après plus la peine d’écrire, plus la place, et puis aussi, après, vers les 80 passés, c’est la résignation qui prendra l’angoisse à son compte. Le n°2 revient. C’est un Cap-verdien à la quarantaine. Je lui laisse le fauteuil de jardin.

ll est 17h20, et je suis le n°3

ll est 17h20, et je suis le n°3, la porte grillagée n’ouvrira que dans quinze heures et, paradoxalement, je suis content de cette attente. Je sais qu’il est bien d’être dans les premiers mais sans savoir vraiment pourquoi. Je l’apprendrai dans la nuit, au fils des récits d’expériences des uns et des autres. Mutualisation des frustrations, des colères tues mais aussi de certains petits succès. On se raconte aussi à travers les déconvenues administratives. Il y a de quoi dire et médire. Les autres commencent à arriver. Un trio d’Africaines, le boubou arrogant de couleurs, elles savent et s’inscrivent, demandent qui est le premier, pas là puisque parti faire un tour au retour du deuxième, s’inquiètent de son absence, faudrait pas qu’il revienne demain matin. C’est comme ça, quand on s ‘inscrit il faut rester. Le n°2 rassure sans préciser. Mais j’imagine, l’attente est longue, il faut manger, boire, dormir surveiller et, aussi, j’avais pas prévu, il faut pisser. J’apprendrai. Les suivants sont peut-être slaves. L’un accompagne l’autre. Il lui explique, lui montre sa place en saluant, sans doute pour vérifier les premiers arrivés dans l’ordre du papier. Le n°1 revient de son petit tour et retrouve son siège. Un homme s’approche de la liste, un grand gaillard nord-africain souriant, trop à l ‘aise par rapport aux autres, comme hors tension, pas normal. Visiblement il connaît la maison puisqu’il cherche le n°1, mais sans doute trop doute frêle pour endosser cette mission qui, je vais le comprendre, ne va n’avoir de cesse de se préciser tout au long de la nuit, c’est le n°2 qui prend sa place. Le gars est embêté, il a trouvé une carte provisoire de séjour dans la rue, et ne sachant qu’en faire, il l’a rapportée ici, s’imaginant la donner au n°1 afin que demain il la transmette aux services compétents. Sauf que, malaise, ni le n°2 ni le n°1 ne veulent de cette carte. Les trois Africaines et le Slave sont écartés de la discussion sur ce sésame trop précieux et, j’imagine, aussi potentiellement corrupteur pour celui qui en aurait la possession que tragique pour celui qui l’a perdu. Ça discute un moment sur ce qu’il convient de faire avec cette seule certitude, personne ne veut de la responsabilité de cette carte. La confiance et la méfiance sont là, paradoxalement trop sincères dans leurs propos. C’est le n°1 qui trouvera la solution adoptée par les deux autres. Le grand gaillard catapulte la carte par-dessus la grille. Le titre de séjour finit sur le sol à plus de deux mètres de nous. De la sorte, personne ne pourra le récupérer. C’est un sage compromis qui soulage tout le monde. Demain le vigile la trouvera et la ramènera. Le gars salue, souhaite tristement une bonne nuit et s ‘en va. D’autres arrivent. Principalement des gens d’âge mur, principalement des Africains, principalement des hommes.

Il est 19h, la nuit n’est pas encore là

Il est 19h, la nuit n’est pas encore là, la grille s’ouvrira dans treize heures, la liste comporte déjà une dizaine de noms. Entre colistiers, ça discute en français. Ça se conseille, se méfie avant de retourner, si l’occasion se présente, à une langue natale. Je bouquine assis le cul sur le trottoir, je ne veux pas montrer que j’ai une bagnole, là, prête à m’accueillir tout en restant officiellement dans la queue. J’ai tort, d’autres voitures, chambre d’une nuit, arriveront. Les moins chanceuses devront dans la nuit se plier au ballet des rares places disponibles, pour l’heure elles sont garées en vrac. Le calme de la rue est troublé par une prise à partie du n°2 par les trois Africaines quand elles comprennent qu’il ne sera pas seul. Sa femme sera là demain. Ça palabre, à l’africaine, fort, trop fort pour cette rue trop calme, Normal, quand on s ‘inscrit, il faut s’inscrire exactement. Et je comprends pourquoi. L’une des trois africaines sait être très pédagogue : trop facile de s’inscrire et puis, après, de ramener son petit monde. Si on est deux, pour deux dossiers, il faut les deux noms sur la liste et les deux corps sur le trottoir, là, maintenant, et pour toute la nuit, sauf, bien sûr, si c’est un seul et même dossier pour toute une famille. Sinon, c’est la cata, la rétrogradation. Et donc le conflit. Normal, à ce petit jeu de poupées russes, le n°14 qui se réjouit de l’être peut devenir le n°25 et ainsi de suite. Il faut anticiper le jeu de dominos et ses conséquences : tension, conflits, rixes… Pour l’heure, c’est une femme résidente de l’immeuble contigu à celui de la Préfecture qui vient se plaindre du bruit et menace, tout en reconnaissant la situation pas facile de l’attente, d’appeler la police. Immédiatement les voix deviennent chuchotements. Des excuses sont exprimées. La politesse de la crainte, sauf chez le Cap-verdien qui poliment interpelle l’indigène d’un : pourquoi la police ?… Pourquoi ?… Silence éloquent. Malaise d’une réponse qui ne peut se dire ou se laisser imaginer par tous… Parfum de rétention… Et de continuer : je suis là, devant la Préfecture, vous croyez que j’ai peur de la police ! Et pas la peine de l’appeler la police, elle va passer… Elle passe toujours… Il le sait, c’est sa huitième venue, sa huitième nuit. La dame rentre chez elle dans le silence demandé. En fait, je ne verrai pas de voiture de police, sauf au petit matin, deux rondes tranquilles, sans arrêt. La nuit s’installe, les gens toujours plus nombreux aussi. Souvent par petits groupes, j’imagine selon des affinités géographiques ou de parcours, comme ces deux gosses que je connais de vue, issus du même foyer qu’Allan. Des sandwichs, des fruits naissent à la nuit. Les marches d’immeubles sont squattées, et puis, après, les trottoirs entre deux bagnoles. Les plus proches de la feuille surveillent, surtout au moment de l’inscription du suivant, faudrait pas que… Toujours les mêmes questions, les mêmes règles ré-énoncées : un nom par tête, rester là jusqu’à l’ouverture, une fois l’acquiescement validé, le nouvel arrivant s’enquiert du dernier venu par des présentations aussi éphémères qu’importantes.

La nuit est maintenant là, toute entière

La nuit vient, et avec, la lumière jaunâtre électrique qui tait toutes les couleurs. La vie se fait ombre, silence. Comme un voyage en long courrier, chacun se cherche l’endroit le moins inconfortable pour voler une heure ou deux de sommeil à cette attente. Un petit vent s’est levé. Je n’ose imaginer notre cinquantaine de silhouettes éparses en hiver. La nuit est maintenant là, toute entière. Des petits chuchotements ici et là de petits groupes qui refusent le sommeil, des ronflements comme ceux du n°1 qui dort à même le sol dans un duvet, pas très loin non pas de la feuille mais de sa place de n°1. N°2 lui ne dort pas, il gère la feuille. C’est finalement assez curieux de le voir officier car il n’a absolument rien à y gagner, et pourtant, il se livre corps et âme à ce sacerdoce moral, incarnant, de son seul classement dans la liste, l’autorité, il est la figure régalienne incontestée de cette nuit. D’autres fantômes arrivent dans un ballet très lent. Logique, s’il y a bien sûr une urgence à être là tôt, il n’y a aucune urgence à être là vite. J’imagine même une certaine épreuve dans cette lenteur, celle du numéro accordé. Craindre d’être déjà là et, pourtant trop tard. À cet instant de cette fin de nuit, je ne sais pas encore l’importance de la place. Je crois en deviner la raison. L’administration ne pourra absorber toutes les demandes qui se présenteront à elle en cette matinée. Il y aura des recalés. Malgré la nuit, l’attente. Ce que je ne sais pas encore c’est que le nombre limité d’élus sera aussi aléatoire par le jeu des quotas des reçus selon les demandes, mais aussi me précise un Indien, par le nombre de personnels présents. Forcément, ici comme ailleurs, le personnel peut être malade, et là, l’absence de l’autre côté du comptoir se paie cash d’une autre nuit. C’est ainsi. Être là ne suffit donc pas toujours. On peut très bien avoir le n°22 et ne jamais présenter son dossier, tout comme le présenter le lendemain affublé du n°31… C’est la roulette russe, celle qui rend l’attente insupportable, celle qui oblige à la fatalité, celle qui fait que la patience ne sera peut-être pas récompensée à son juste prix, voire même pas payée du tout. C’est une tension pas encore palpable en cette heure mais qui va le devenir. Allan m’a rejoint dans la nuit, je l’ai présenté aux n°2 et n°4 avant de l’installer dans la voiture. Je repère un homme que je n’ai pas vu quand il s’est inscrit, sûrement parce que j’étais allé pisser derrière des poubelles. Plus de cent cinquante personnes, au bas mot, chaque jour dans une queue interminable provoquée par l’inorganisation, et aucune toilette. Ça force au délit urinaire. Ce bonhomme me fait le même effet que je dois faire aux autres : rien à faire là ! Et pourtant tout comme moi, il est bien là. Plus tard, dans la queue formée, nous échangerons quelques mots. Comme notre famille, la sienne a récupéré une gamine, et tout comme nous il ne tenait pas à lui voir passer cette nuit seule. Sauf que venant de loin, il s’est organisé autrement. Lui dans la voiture, sa femme et la gamine à l’hôtel… Ces dernières le rejoindront au petit matin. Nous sommes sosies, nous sommes dans cette nuit le corps d’une adolescence brisée et, en cet instant, maltraitée par une administration inorganisée. Et quand cette queue sera formée mon alter-ego n’aura de cesse, provoquant certains sourires discrets, de maugréer contre cette administration : ce n’est pas possible, répétera-t-il, ce n’est pas ça l’administration française. Visiblement le mécréant qu’il est devenu perd de ses certitudes républicaines. Finalement, je suis comme lui, un Sisyphe, mais un Sisyphe qui ne se sait pas encore au début de sa peine. C’est sûrement notre naïveté, celle de l’ayant-droit malgré tout qui amuse discrètement tout autour de nous. La nuit se fait aube. Les silhouettes s’incarnent, nombreuses, trop nombreuses pour espérer. C’est une évidence statistique. Ceux qui arrivent maintenant en ce petit matin ne cherchent même plus à s’inscrire, ils savent l’inutilité de la chose et grossissent la queue sans espoir.

Vers 5h, la foule se renforce

Vers 5h, la foule se renforce, mystérieusement pour le novice que je suis, d’une trentaine d’âmes. J’en comprendrai la raison au moment de l’ouverture de la grille. En fait il y a deux sortes de gens : ceux qui viennent là sans rendez-vous et qui arrivent la veille, et ceux qui ont rendez-vous et arrivent à cinq heures du matin. C’est d’une évidence préfectorale. D’ailleurs, au moment de l’ouverture la division sera faite par les deux vigiles qui officient à l’entrée. Plus tard dans une chorégraphie ubuesque, s’ajouteront les pauvres quidams venus pour leur permis de conduire ou leur carte grise et qui à leur tour se retrouveront englués dans cette varve humaine. Il faudra toute l’acuité des vigiles pour gérer dans cette foule compacte les trois populations. Pas simple, vraiment. Le jour se fait, c’est le moment où le n° 2, aidé de quelques bras appartenant en gros au dix premiers numéros, entre en scène. Il lui appartient de remettre de l’ordre en reconstituant véritablement la queue, armé de sa liste papier. Il appelle tout le monde à rejoindre sa place, en lisant les noms par ordre. Il organise, vérifie, invite à se ranger par deux, et précise, fort d’une expérience, qu’il faut ainsi, sinon l’entrée ne pourra pas se faire. C’est assez magique, chacun obéit. Allan se range, moi pas. Je reste à coté mais en marge de cette queue, expliquant aux numéros suivants que je ne leur pique pas une place, que j’accompagne seulement jusqu’à la grille. Ils comprennent et préfèrent. Mes explications évitent le conflit. Ils doivent connaître le pourquoi. Allan comme les autres gosses présents dans cette queue sera rejoint par son éducateur qui, en tant que professionnel de l’action sociale, arrivera avec son dossier au moment de l’ouverture, soit à 8h30. Dès la porte ouverte, avec son statut de n°3 préservé, Allan n’aura plus besoin de moi. Et heureusement que je m’explique car autour de nous, et alors que jusqu’à présent la calme avait prévalu, là, disons à partir du n°15 le ton monte.

À partir du n°15, le ton monte

Et pour cause, certains et certaines s’essaient à l’entrisme, et là, la foule sait faire corps. C’est franchement houleux et sans état d’âme. Aucun. Absolument aucun. Une grand-mère maghrébine est ainsi refoulée, et qu’elle soit visiblement en semi-invalidité et soutenue par ses enfants ou petits-enfants ne change rien. Pas de passe-droit. La nuit a été calme mais elle a coûté en énergie, en espoir. Pas de pitié. Aucune. Les femmes, les enfants sont entrés dans la danse aux côtés des maris, des frères, des fils. Mais uniquement pour des dossiers communs. Ça se bouscule mais la foule sait être solidaire pour maintenir l’ordre de la liste. C’est purement remarquable. Trois heures avant l’ouverture, le rang s’est formé. Incroyablement disciplinée, incroyablement bigarrée, incroyablement nombreuse, cette foule qui s’organise, cette foule qui ne fait plus qu’une me fait véritablement honte. Son organisation admirable, la seule réponse au dysfonctionnement institué, s’offre à mon regard comme un spectacle pourtant affligeant. Qu’on s’imagine un instant le passant : petit matin d’été, une foule rangée au faciès étrangement étranger devant un grillage de la préfecture. On pourrait se croire ailleurs. Le spectacle ainsi offert en cette place publique peut donner raison aux nationalismes. Et d’ailleurs, certains passants ne s’en privent pas, des portables sortent des poches, et des photos sont prises. Comment ne pas douter des intentions de celui qui vole l’image sans accorder un mot ? La foule voit et ne dit rien. Résignée, le poing serré peut-être, surtout soucieuse de ne rien provoquer qui pourrait la faire sortir de la queue, elle accepte sans mot dire l’humiliation d’être bétail humain livré ainsi à la curiosité malsaine d’équarrisseurs amusés. Personne parmi nous autres, pour s’opposer à la dizaine de quidams souvent costumés qui se régale. J’en vois même un qui passe en voiture, tranquillement, le portable en mode caméra pour un travelling… Pas encore de selfie, mais ça viendra. Normal, tout est là, fait ou pas fait, à cette fin. On rassemble tous les étrangers de la région qui ont un souci de papier, on les entasse quelques heures sur le trottoir avec l’assurance qu’un bon tiers des figurants sera à nouveau là demain. Qu’espérer d’autre de ce happening quotidien United Colors of Préfecture ? Mais qu’importe ces regards, l’important, pour cette foule, n’est pas là. Il y a pire que cette humiliation. Il y a le risque qu’elle n’ait servi à rien. La queue s’allonge, jusqu’à disparaître au coin de la rue. C’est franchement impressionnant. La masse, l’ordre, le silence… Franchement…

À 7h30, deux vigiles font leur apparition

Une heure avant l’ouverture officielle des services, deux vigiles font leur apparition. Ils savent, organisent à leur tour, regroupent ceux qui ont rendez-vous, ils rentreront plus tard avec l’assurance d’être reçus, et font entrer ceux qui n’en ont pas. Un quart de la foule entre, un par un, pour recommencer la queue à l’intérieur et attendre à nouveau une heure et demie mais qu’importe puisque la presque certitude d’être reçue l’accompagne. C’est là que j’abandonne Allan. Il est le troisième. Ça se passera bien. Il sera forcément reçu. Le prix de cette nuit. Je ne pars pas tout de suite, m’offrant un café au petit snack en face de cette queue, puis un second. J’ai besoin de temps pour revenir de ce voyage. Besoin de mots pour comprendre. Besoin de raison pour accepter. Sans y parvenir. Je suis assis, là en terrasse, avec devant moi cette queue que j’ai vu naître, s’organiser, et qui toujours grossit, certains arrivent encore mais maintenant sans espoir comme leur annonce le vigile : il est huit heures passées, il y a maintenant plus de deux heures de queue à l’extérieur, une grosse soixantaine de personnes à l’intérieur, et les bureaux ferment à 11h30… C’est inutile mais qu’importe, la file continue de grandir.

 

Épilogue de cette petite récréation nocturne. Arrivés à 8h30 avec le dossier de gamins dont ils ont la charge par délégation de l’Aide Sociale à l’Enfance, les éducateurs se verront ce matin-là tout simplement refuser par les vigiles l’accès à la Préfecture, sauf à faire la queue… En conséquence de ce fait du prince illégal, aucun dossier de ces gamins ne sera examiné ce jour-là. Il faudra revenir une nuit prochaine.
(Ce n’est pas grave puisque comme les gens qui n’ont pas de papier, les nuits, contrairement aux jours, n’ont pas officiellement de nom…) ♦