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Un documentaire qui rend visible l’invisibilité de vies de misère

Par Régis Verley, le 24 novembre 2021

Journaliste

Dans un quartier populaire de Roubaix, l’ancienne ville industrielle du textile, des femmes quinquagénaires s’improvisent travailleuses sociales, réparatrices et vendeuses de meubles dans l’épicerie solidaire du coin. Dans T’as pas une tête à foie gras, un film documentaire réalisé par Nadia Bouferkas et Sidonie Hadoux, elles parlent comme elles sont, rient et pleurent comme dans la vie de tous les jours.

 

L’association Tribu documentaires, a pris le parti de filmer autrement la vie de ceux ont ne parle que de l’extérieur. Ici, il s’agit d’une épicerie solidaire au cœur d’un quartier en pleine transformation urbaine à Roubaix. Rien de bien original dans le décor si ordinaire d’un local où l’on vient chercher de quoi vivre et faire vivre des familles au milieu de la pauvreté et l’exclusion.

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La réalisatrice Nadia Bouferkas @DR

« Sauf que, note Nadia Bouferkas, nous avons la volonté de déconstruire les modes de réalisation ordinaires ». Il ne s’agit pas d’un énième reportage sur une épicerie solidaire, ni sur la pauvreté et l’exclusion. Ici l’épicerie est l’épicentre d’un quartier en restructuration. Le lieu où se retrouvent toutes les situations et les femmes qui se racontent, librement. Sans les contraintes de l’enquête, sans les questions de l’intervieweur et le commentaire du sociologue.

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L’affiche du documentaire sur les femmes invisibles de Roubaix

« L’idée, ajoute Nadia Bouferkas, était d’explorer des territoires qui sont ceux de la marge. Je cherche à saisir ce que la désindustrialisation a laissé derrière elle. Nous avons vu la fermeture des usines et des mines, la chute des syndicats, l’émiettement de la classe ouvrière, sa dispersion, sa destruction. En arpentant notre territoire meurtri, nous tentons de retisser du lien, de reconstruire des ponts, de recréer du commun ».

 

Pointés du doigt, les patrons, l’administration, les maris…

Alors, c’est l’une qui raconte son combat pour réussir à s’habiller dignement et sauver sa coquetterie. « Ce n’est quand même pas de ma faute si je suis pauvre », s’exclame-t-elle. « On m’a volé deux vies au boulot », estime une autre avant de s’indigner : « Après dix ans de travail en usine voilà qu’on me propose un essai de femme de ménage. Un essai ? Mais tous les jours j’ai nettoyé ma machine ». Quand une troisième fustige l’administration : « Avant c’était les patrons qui nous exploitaient. Maintenant, c’est toutes ces administrations qui viennent vérifier tout ce qu’on fait ».

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La femme de ménage mime le nettoyage mille fois accompli – capture d’écran

On se plaint aussi des hommes, paresseux, égoïstes, parfois violents. Qu’on décrit avec rancœur et humour « toujours en pyjama et en pantoufles devant la télé pendant que moi je dois faire la cuisine, le ménage et le reste ». On s’en moque en riant, ou en pleurant, en écoutant raconter la vie de celles qui ont su sauver ou conquérir leur indépendance.

Le travail, ou plutôt la fin du travail, est au cœur des conversations. Toutes connaissent le chômage. La réalisatrice a ainsi proposé aux femmes de refaire, de mémoire, les gestes d’autrefois : la bobineuse reprend les gestes accomplis sur sa machine à filer. La manutentionnaire vérifie un à un les paquets imaginaires qui ont autrefois défilé devant elle. La femme de ménage mime le nettoyage mille fois accompli.

 

  • À re(lire) : André Dupont, le patron qui rallume l’étincelle des exclus

 

Ni misérable, ni misérabiliste

Elles ne sont ni militantes, ni politiques ni même révoltées. Simplement déçues d’une existence qui ne leur a pas apporté beaucoup.

Brigitte, Fatima, Louisa, Lyakout, Karine, Naïma et toutes les autres, chacune se raconte, sans coupe, avec ses mots et ses silences, avec ses gestes d’humeur et de sympathie. Dans un récit qui s’est étalé dans le temps. Non pas celui du reportage, de la télé ou du cinéma mais plutôt celui d’un destin de misère, où le malheur côtoie les petits bonheurs de l’amitié et de la rencontre. Ce n’est ni misérable, ni misérabiliste. Elles ne mangent pas de foie gras, voilà tout.

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Au coeur des conversations : le travail, ou plutôt la fin du travail.

Et c’est ainsi que vivent les femmes de l’épicerie. Elles parlent, crient, s’invectivent, s’embrassent. Elles pleurent et sombrent dans des fous rires. Pleines d’humour, de fureur elles font découvrir d’autres réalités, d’autres vérités. Elles résistent, inventent, cassent les stéréotypes. Les hommes n’y font que de rapides passages.

 

Deux ans en plan fixe

« Nous filmons, raconte encore Nadia Bouferkas, le temps. Le temps qui passe sur ces êtres. Nous filmons des corps solides et affaiblis, des visages, des destinées… Le temps nous a permis d’entrer dans l’intimité de ces femmes, dans leur quotidien, un quotidien de précarité où l’on ne capitule pas. »

La construction du film est basée sur un huis clos, un lieu unique. Le maître mot de Tribu documentaires, c’est : le temps. Il a fallu deux ans pour un film de 52 minutes. Non que l’on ne sache travailler au rythme d’un professionnel, mais parce qu’il faut se mettre au rythme de ceux que l’on filme et qui sont les vrais auteurs. « J’ai commencé, se souvient Nadia Bouferkas, par venir tous les jours à l’épicerie, comme ça, sans rien, ni cahier, ni caméra ». Et puis, un peu à la fois, la caméra s’est installée en plan fixe, dans le couloir, à l’entrée ou dans le bureau, laissant la pellicule imprimer des temps de vie ordinaire.

Deux ans pour un film, c’est un temps normal pour la Tribu, qui n’accepte pas de se plier aux standards de la télé ou du cinéma. Ici comme pour les autres productions, ce sont donc des fonds publics et privés qui ont permis la réalisation du documentaire. La Fondation Abbé Pierre a contribué avec d’autres institutions, DRAC, mairie, conseil régional. Le studio du Fresnoy, centre international de formation à l’audiovisuel, participe à la distribution.

 

 

Investir de nouveaux lieux de diffusion

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Samuel Thyrion, président de Tribu Documentaires @DR

C’est ainsi que fonctionne la Tribu. Son président, Samuel Thyrion, assume. L’association a produit d’autres films du même tonneau. « Chez Salah » raconte la vie du dernier bistrot du quartier de l’Union, en démolition/rénovation à Tourcoing. Au milieu des chantiers, Salah a refusé de vendre et continue à accueillir ses clients, les habitants d’un quartier vidé de son histoire. « Le figuier au pied du terril » décrit le dialogue de deux vieilles femmes, dans l’univers de la mine et des corons. L’une est issue de l’immigration polonaise et l’autre de l’immigration algérienne,

« Ce que nous voulons, explique Samuel Thyrion, c’est construire un cinéma différent, pour des gens qui ne vont pas au cinéma ». Au-delà de la réalisation, l’association développe une diffusion hors des circuits. Dans les festivals bien sûr, mais aussi dans les lieux de vie, les espaces collectifs de quartiers, les jardins publics, les salles de classe. « Nous pratiquons le ciné-salon pour diffuser chez les particuliers ». L’objet est, évidemment, de susciter le débat, de rendre visible l’invisible. « À chaque fois ce sont des gens qui se reconnaissent, qui se racontent et parlent ». Ce n’est pas du ciné-club, ni de la conférence. Autre chose, vraiment. ♦

 

* Le FRAC Provence parraine la rubrique société et vous offre la lecture de cet article *

 

Bonus

Tribu documentaires. Fondé en 1997 par des acteurs de la culture et de l’éducation populaire, ce collectif, par ses créations, tente d’agir dans la vie de la cité. En questionnant ses transformations et en se plaçant du côté de ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas. Pour faire du cinéma un catalyseur de la vie des invisibles.

L’ambition de Tribu est de rompre avec l’image élitiste de ce cinéma et le rendre accessible à tous. Et donc aller à la rencontre des habitants dans un jardin, une courée, un presbytère, à l’échelle d’un quartier, d’une rue, etc.

Tribu documentaires conçoit et anime depuis sa création des ateliers en France et à l’international pour différents publics (enfants, jeunes, parents, détenus, etc.). Ce sont autant d’espaces de création où l’on apprend à décoder le langage audiovisuel et à fabriquer un film collectivement.

 

Dernières réalisations. T’as pas une gueule à foie gras – 2020 – Un film de Nadia Bouferkas et Sidonie Hadoux – Un figuier au pied du terril – 2016 – Un film de Mehmet Arikan – Nadia Bouferkas – Naim Haddad – Prix de l’Acharnière, au Festival de l’Acharnière – Chez Salah, ouvert même pendant les travaux – 2011 – Un film documentaire multi primé de Nadia Bouferkas et Mehmet Arikan.