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Prof d’éco et radio star !

Par Guylaine Idoux, le 18 septembre 2019

Journaliste

Je l’ai écoutée sur les conseils d’une amie : “Pourquoi Marseille s’effondre-t-il ?“, une remarquable série de cinq émissions radio, diffusée cet été dans le cadre de “Spla$h“. Ce fut l’occasion de découvrir ce podcast d’économie pas comme les autres, à la fois impertinent sur la forme et clair sur le fond, créé par Etienne Tabbagh. En apprenant qu’il est aussi prof d’éco au lycée Thiers, à Marseille, j’ai voulu le rencontrer. Chronique d’un café partagé avec un jeune homme en marinière et en vogue.

 

La première fois, il a dû remettre le rendez-vous pour cause de lumbago. Étienne Tabbagh, 34 ans, en fait-il trop ? Prof d’éco le jour, auteur de podcasts le reste du temps, notre homme avoue un « rythme fatigant ». Il faut dire que ce jeune homme aux manières policées a l’art de s’attaquer aux questions délicates, celles qui demandent, pour être bien traitées, beaucoup de travail et autant de pincettes. Les psychanalystes sont-ils des névrosés de l’argent ? Les laboratoires se font-ils de l’argent sur le dos des malades ? Les moines sont-ils pétés de thunes ? Quel bilan économique pour la colonisation ? Sans oublier, cet été, le remarquable “Pourquoi Marseille s’effondre t-il ?“ (que nous vous recommandons).

Les podcasts clairs et impertinents d'un prof d'éco 1C’est sûr, Étienne Tabbagh n’a pas peur de se frotter aux questions qui fâchent. En lançant son podcast “Spla$h“, en octobre 2017, ce jeune professeur de sciences économiques et sociales entendait jeter « un pavé dans la mare de l’économie ». Et tant pis pour les éclaboussures. Quand on le rencontre autour d’un café, c’est au cœur de la ville, au Comptoir Dugommier, à quelques minutes du lycée Thiers, à Marseille, où il apprend à ses élèves à nager dans le grand bain de l’économie. Et les voit parfois s’y noyer. « En France, cet enseignement reste très théorique, mes élèves peinent à faire le lien avec des exemples réels. Ça m’a donné envie de vulgariser l’économie de manière très concrète », explique le jeune prof’.

 

« De l’économie narrative »

Mais sous quelle forme ? Un livre ? Bof. En 2013, premier déclic, une amie américaine lui fait découvrir les émissions de décryptage économique d’Outre-Atlantique (bonus). Le deuxième déclic viendra des podcasts qui, en quelques années, ont bousculé le paysage radiophonique à la papa. En 2017, le prof d’éco écrit à un jeune studio de production, “Les Nouvelles Écoutes“, créé par les journalistes Lauren Bastide (ex-Elle) et Julien Neuville (Le Monde). Le duo lui demande d’envoyer quelques idées : « J’en avais plus de 70, il faut dire que je réfléchissais depuis 2013 ». Banco : “le prof d’éco le plus cool de France“ (puisque c’est ainsi que le présente “Les Nouvelles Écoutes“) se pose sur la planète des podcasts radios, un marché en pleine explosion.

À quoi sert un patron ? Les riches sont-ils cupides ou généreux ? Comment les autoroutes sont-elles devenues une pompe à fric ? L’immigration nuit-elle à l’économie ? En lisant les intitulés, et encore plus en écoutant les réponses, on se dit que le podcast se situe clairement à gauche. On lui dit. On sent une brève hésitation avant de répondre : « Je fais de « l’économie narrative ». Je ne pense pas que l’on peut extraire les concepts et trouver des lois qui se répètent. C’est vrai pour les sciences expérimentales, mais pas pour les sciences humaines. Mes podcasts remettent toujours le sujet dans un contexte économique, politique et social, ce qui me positionne comme un économiste hétérodoxe, par opposition à un orthodoxe, plus théorique et libéral. En France, il y a beaucoup d’économistes hétérodoxes mais c’est l’économie orthodoxe qui est enseignée à l’université. » Bon. Autrement dit, il est bien de gauche.

 

Secret défense

L’épisode dont il est le plus fier : “Les pauvres ont-ils besoin de leçons d’économie ?“ « Cela permet de comprendre à quel point il est dur d’être un bon scientifique et d’avoir suffisamment de recul pour estimer que les gens ont plus de connaissances que vous sur leur situation. Un scientifique a toujours l’ambition de révéler à son sujet d’étude des mécanismes dont il n’a lui-même pas conscience », estime Étienne Tabbagh. « Face à des gens pauvres, on croit souvent savoir mieux qu’eux ce qui leur faudrait. Or, cet épisode montre que non : ils sont conscients de leur situation, ils font ce qu’ils peuvent et ils n’ont pas besoin de leçons. En tant que scientifique, il faut d’abord interroger les gens. Certains pensent tout savoir et utilisent un jargon un peu compliqué, très excluant. » L’inverse de “Spla$h“, donc.

Les podcasts clairs et impertinents d'un prof d'écoProduire deux épisodes par mois, en éclairant un sujet complexe, c’est beaucoup de travail pour un seul homme. Dans la deuxième saison, qui redémarre le 7 octobre, Etienne Tabbagh sera épaulé par Laureen Melka, une autre prof. Basée à Lille, elle réalisera la moitié des épisodes, en partie enregistrés dans les studios parisiens des « Nouvelles Écoutes ». Au fait, quel est le programme des prochains mois ? « C’est secret, on aime bien garder l’effet de surprise », sourit Étienne Tabbagh. Quant au nombre d’auditeurs, il botte aussi en touche. « “Nouvelles Écoutes“ a pour politique de ne pas donner les chiffres d’audience. Et je suis lié contractuellement à cette politique ». Le “prof d’éco le plus cool de France“ aime bien poser des questions mais pas forcément répondre à celles des autres. ♦

 

Bonus [Pour les abonnés]

 

 

  • « Marseille s’effondre t-il ? » : diffusée cet été, cette série en cinq épisodes force l’admiration en éclairant de manière limpide un sujet souvent présenté (et perçu) comme complexe. Pour la réaliser, Etienne Tabbagh dit être allé sur le terrain plus qu’à l’habitude. Il lui a fallu trois mois et une vingtaine d’interviews pour aboutir à ces cinq épisodes, qui lui ont valu le plus de retours, et « les messages les plus touchants reçus depuis le lancement du podcast ».

 

  • Pourquoi Spla$h ? « C’est Lauren Bastide qui a trouvé le titre. La première fois où nous nous sommes rencontrés, elle a trouvé qu’il y avait un décalage entre mon air gentil et mes questions percutantes. Elle m’a dit que mes questions faisaient un peu « splash », d’où le titre ! »

 

  •  Ce qu’en dit Marine Raut, productrice de “Spla$h“ chez “Nouvelles Écoutes“ : « Etienne et Laureen enquêtent à la manière des journalistes avec des sources fiables et vérifiées, tout en apportant leur stratégie de profs. Ils font un travail de pédagogie et de vulgarisation dans le sens noble du terme. Ils ont les deux casquettes. On a recruté Laureen parce que l’on voulait aussi avoir une femme. Elles sont trop rares dans le journalisme économique. Nous voulons être paritaires dans nos émissions, autant dans le choix des créateurs, que dans le choix de leurs invités ».