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Une ville moche, c’est une ville où les espaces publics sont ratés

Par Matthieu Poitevin, le 4 mars 2023

Architecte *

Ne jamais négliger la rue, la place, le trottoir, le jardin, le café... le commun ! ©Pixabay

Concevoir des logements, c’est évidemment pour qu’on puisse y être bien et surtout pour pouvoir s’y réfugier et rêver. Construire des logements, ça devrait aussi susciter l’envie d’aller jouer dehors. Pour donner cette envie, il faut créer une forme de manque, un élan qui pousse à sortir de chez soi, à aller voir ailleurs, de manière inextinguible.

 

N’en jetez plus !

Mais oui, bien sûr il faut construire des logements plus beaux et plus grands.

Qui pourrait être contre ?

Qui pourrait considérer comme un progrès le fait que les logements aient perdu 20% de surface en 50 ans ?

Et qui pourrait trouver mauvais de planter d’avantage d’arbres et de construire avec des matériaux biosourcés ?

Qui pourrait légitimer « le Pinel » ou tout moyen de faire de la « défisc » en investissant dans des logements de merde pour les louer à des personnes dont les ressources ne leur permettent pas de vivre ailleurs ?

Heureusement les temps changent : le promoteur, qui a désormais la charge quasi exclusive de la conception et de la construction des villes pense de plus en plus à faire du beau et du mieux ; quant au MIPIM, c’est presque devenu un salon où se rassemblent les bienfaiteurs de l’humanité.

Pourtant, pendant qu’on nous invite à lever la tête pour regarder des projets jolis parce que des terrasses comme ci et des décrochés de façades comme ça, à condition bien sûr qu’il y ait un peu de terre crue, que se passe-t-il à nos pieds ?

Ne pas perdre de vue le sol

Que deviennent la rue, la place, le trottoir, le jardin, le café qui pourra s’appeler bar ou « bio coffee maker » selon la ville où l’on se situe ? Que devient cet espace que nos pieds arpentent ?

Il ne sert à rien de regarder un ensemble construit si on ne voit pas où il atterrit ou, plus exactement, où il prend ses racines, c’est-à-dire d’où il émerge.

Une ville moche n’est pas une ville où les immeubles le sont mais une ville où les espaces publics sont ratés. À l’heure où tout un chacun y va de sa mesurette pour la ville de demain et de ses chartes incitatives où l’on défonce à grands coups de mentons des portes ouvertes :

– plus de logements traversants,

– plus de terrasses,

– moins de matériaux quand ils ne sont pas « bien » comme matériaux…que de trouvailles, mon dieu ! Comme c’est puissant et visionnaire ! Quel projet politique pour la ville !

Or, qu’est-ce qui fait ville ?

 

Plus le logement est confortable, plus on s’y ennuie.

Un paradoxe.

Certes, on aura sa terrasse, son grand séjour, sa hauteur sous plafond et ses placards. On aura ce qu’il faut, là où il faut, avec une bonne note et une chemise bien repassée qui sortira juste un peu du pantalon en fin de journée, mais existe-t-il quelque chose de plus abyssalement ennuyeux que ce confort et cette maîtrise ? que ces limites à l’imaginaire ?

La ville confortable c’est la victoire de l’individualisme et le règne de la ville chiante.

La ville idéalisée de ces gens sans imagination et sans sensualité, c’est la ville du lotissement empilé, l’apogée de l’habitat individuel compacté avec tout ce qui va avec : portail, parking, caméras de surveillance, alarmes et Tupperwares.

Or qu’est-ce que la ville ? C’est le lieu du plaisir et du désir. De l’inattendu et de la rencontre.

 

♦ Lire aussi l’ITW de l’architecte Léa Mosconi sur la question écologique

 

Favoriser le commun

Ce qui fait ville c’est d’abord et avant tout ce qui crée du commun ou plutôt du collectif. Et ça ne veut pas dire du « vivre ensemble » parce qu’il faut absolument revendiquer le droit de ne pas pouvoir supporter mon con de voisin. Mais le commun, c’est justement sortir de chez soi pour rencontrer physiquement l’autre. Vous avez bien lu ? PHYSIQUEMENT !

Voilà d’ailleurs ce que le confinement aurait dû nous apprendre. Nous n’avons pas été seulement interdits de sortir ou d’aller sur sa terrasse lorsqu’elle n’existait pas, nous avons été interdits de fréquenter l’autre, les autres.

Interdit de boire un verre, de partager un repas ou un spectacle, de nous balader dans les jardins, ou de flâner dans la rue, de regarder les vitrines et mater les gens qui passent.

 

Le café en bas ? La terrasse que je n’ai pas

Alors si, bien sûr, concevoir des logements c’est évidemment pour qu’on puisse y être bien et surtout pour pouvoir s’y réfugier et rêver. Construire des logements, ça devrait être aussi susciter l’envie d’aller jouer dehors. Pour donner cette envie, il faut créer une forme de manque, un élan qui pousse à aller voir ailleurs, à sortir de chez soi, de manière inextinguible.

C’est-à-dire qu’il faut alors absolument créer des logements qui sont dépourvus des choses qu’on trouve dehors et qui incitent précisément à se ruer dehors pour compenser.

Ainsi le café en bas sera la terrasse que je n’ai pas.

Le square me permettra de voir des plantes qui ne poussent pas dans mon séjour. Le théâtre ou le cirque dans la rue ou dans des salles à tomber par terre me feront sentir la force et la puissance onirique de moments qui sortent de mon podcast ordinaire.

Le cinéma me permettra de voir des gens beaucoup plus grands que moi et de me plonger dans un luxe de décors et d’images inouïes.

 

Un r+0 vivant et public

L’autre mesure compensatoire aux manquements sciemment pensés des logements, c’est la continuité des sols dans les constructions.

Les locaux d’activité sont des lieux où il ne se passe jamais assez de choses.

Tout le sol de la ville doit être vivant et public, comme un grand corps vibrant.

Soit de l’équipement soit du commerce, les autres n’ont qu’à se faire voir plus haut !

Le grand débat entre le fond et la forme trouve enfin dans la ville demain sa réponse fondamentale : la forme n’existe que si elle s’ancre sur une forme vivante. Et la ville à venir ne sera pas une ville confortable mais une ville de désirs et d’ondulations au sol. ♦

 

*Matthieu Poitevin est né, vit et travaille à Marseille. Produit où on l’invite. Créateur de l’agence Caractère Spécial, de l’association Va jouer dehors ! et du Festival de la ville sauvage.