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Vêtements neufs lacérés, jetés, brûlés : la fin d’un scandale ?

Par Marie Le Marois, le 28 juin 2019

Journaliste

Vous le saviez, vous, que certaines grandes marques textiles éliminaient leurs invendus ? Moi, pas du tout. En fait, je ne m’étais jamais posé la question du sort des stocks. Ce scandale est depuis quelques années dénoncé par plusieurs associations, dont Anti_Fashion Project. Début juillet, un projet de loi anti-gaspillage va enfin être présenté en Conseil des ministres.

 

Un camion vomit des vêtements et des accessoires broyés dans une décharge. Deux tonnes de sacs, de costumes, de robes, de chaussures… jamais portés. Et notamment un lot provenant d’une marque de luxe que les journalistes présents évaluent à 200 000 euros. C’est Frédéric, agent de destruction, qui lève le voile sur cette vision d’horreur dans  ‘’Soldes, tout doit disparaître’’, un documentaire récemment programmé sur France 5. Avec son système de broyeur intégré au camion, l’agent peut éliminer jusqu’à 5 tonnes par jour. En toute discrétion. Ce reportage réalisé en 2015 est le premier de la liste des scandales qui minent l’industrie de la mode. Les autres ? H&M aurait incinéré 60 000 tonnes d’invendus depuis 2013, selon une enquête publiée en 2017 par des journalistes Danois. De même, Célio est accusé par une Rouennaise d’avoir lacéré et jeté des vêtements. Quant à Burberry, le groupe a reconnu avoir détruit pour plus de 31 millions d’euros de vêtements et produits cosmétiques en 2017.

 

Éliminer coûte moins cher aux fabricants

Vêtements lacérés, jetés, brûlés : la fin d’un scandale ? 1Jeter, brûler ou broyer les vêtements coûterait moins cher aux marques que de stocker. Dans le reportage ‘’Soldes, tout doit disparaître’’, l’huissier qui constate les destructions nous explique même que détruire les invendus permettrait aux marques de réaliser de grosses économies. Il prend l’exemple d’une société qui a sur les bras 100 000 euros d’invendus. Elle rencontre deux problèmes : les frais de stockage et la place occupée. Sans oublier le coût fiscal : ces 100 000 euros s’ajoutent au bilan de fin d’année et augmentent d’autant l’impôt sur la société. À ce rythme, éliminer les invendus est plus profitable.

 

Produire en masse est plus rentable

Si les marques sont obligées de détruire leurs invendus, c’est qu’elles produisent trop. Alors pourquoi ne pas limiter la production, comme le fait, par exemple, la marque éthique et écologique Veja ? « La surproduction est plus rentable, nous explique Nayla Ajaltouni, coordonnatrice du collectif Éthique sur l’étiquette. C’est lié au modèle économique de ces marques : la Fast Fashion. Elles font fabriquer des vêtements à bas prix, avec une faible marge, et se rattrapent donc sur le volume de production ». Selon elle, cette nouvelle façon de penser l’habillement, la mode et le coût – apparue dans les années 90 – a imposé son modèle à l’ensemble de l’industrie textile et notamment au secteur du luxe : accélération des tendances, collections éphémères… Stéphanie Calvino d’Anti Fashion Project (relire notre article sur ce mouvement très intéressant) parle même de prise de pouvoir. « À Marseille, il y a trois H&M dans le même secteur. Ce n’est pas une histoire de besoin des consommateurs, mais une stratégie pour occuper le terrain »

 

Pourquoi ne pas donner aux associations ?

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l’Agence de Don en Nature a vu une nette augmentation des dons pour la partie textile @ADN

Si détruire coûte de l’argent, pollue l’environnement et nuit à l’image de la marque, pourquoi ne pas donner aux associations ? Surtout que cela permet aux entreprises de bénéficier d’un crédit d’impôt de 60% du coût de revient de leurs produits (voir bonus). « Cependant, elles doivent tout de même s’acquitter de la TVA pour ces produits, ce qui rend souvent la destruction plus attractive que le don (ce qui n’est pas le cas en Belgique par exemple où la TVA est reversée aux entreprises donatrices, ce qui les pousse à donner) », détaille Émeric Froidefond, chargé des partenariats entreprises à l’Agence du Don en Nature. D’après lui, les freins sont multiples : coût du transport jusqu’à l’association, problème de prise de décision des marques (qui décide du don ?), crainte d’abîmer leur image (certaines refusent de communiquer sur leurs donations), crainte que les produits finissent sur des marchés parallèles, méconnaissance des bénéficiaires finaux, crainte d’être montré du doigt comme « surproducteur ».

 

Conscience de certaines marques

Face aux scandales à répétition, certaines marques commencent à corriger le tir. En septembre, Burberry a annoncé qu’elle renonçait à brûler ses invendus. De son côté, l’Agence de Don en Nature a constaté une nette augmentation des dons pour la partie textile, au point de représenter à un moment près de 40 % de ses stocks globaux. Ainsi, chemises, pulls en cachemire et ballerines en cuir ont été redistribués à des associations partenaires pour des maraudes et des personnes en hébergement d’urgence, ou revendues pour un prix symbolique via des épiceries sociales. Sur le site de l’agence, nous avons noté Célio, Eram, Éminence, Petit Bateau… Il est bon de souligner ceux qui donnent.

 

Le projet de loi anti-gaspillage sera présenté en conseil des ministres début juillet

Les pouvoirs politiques commencent aussi à bouger. La lutte contre le gaspillage textile, intégrée dans le projet de loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, sera défendue par la secrétaire d’État Brune Poirson en Conseil des ministres, début juillet. Impulsée par Emmaüs, cette mesure entend appliquer pour la filière textile « les grands principes de la lutte contre le gaspillage alimentaire afin de s’assurer que les invendus de cette filière ne soient ni jetés, ni éliminés ». Ainsi, les enseignes seront obligées de réemployer (dons à des associations de charité, par exemple), réutiliser ou recycler les invendus afin de leur donner une nouvelle vie.

 

Obliger les marques à la source

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Nayla Ajaltouni, coordonnatrice du collectif Éthique sur l’étiquette

Ce projet de loi est un bon début pour Nayla Ajaltouni, du collectif Éthique sur l’étiquette. Si tant est qu’elle soit votée et oblige vraiment les marques à ne pas éliminer leurs stocks, « en les sanctionnant par une amende, par exemple ». Le plus important, pour elle, reste le travail en amont : inciter les entreprises à produire ce dont elles ont besoin et surtout dans le respect des droits humains et environnementaux. En ce sens, une loi portée par le collectif sur le Devoir de Vigilance des multinationales a été votée en 2017, rendant les sociétés de plus de 5 000 salariés responsables de leurs actes. Celles-ci doivent publier un plan expliquant leur impact sur les droits humains et environnementaux, et présenter les mesures qu’elles vont mettre en œuvre. Depuis janvier, la justice peut poursuivre les entreprises n’ayant pas présenté de plan de vigilance ou ayant soumis un plan inadéquat. Certaines grandes enseignes Fast Fashion, soit disant éco-responsables, pourraient être épinglées.

 

Responsabilité partagée avec les consommateurs

Vêtements lacérés, jetés, brûlés : la fin d’un scandale ? 4La problématique est cependant bien plus complexe qu’il n’y paraît et n’engage pas seulement les fabricants. « La responsabilité est partagée. On ne peut pas dire à l’industriel qu’il est un gros ‘’dégueulasse’’ alors que dans le même temps, les consommateurs veulent toujours plus et de la nouveauté », tient à souligner Stéphanie Calvino. La fondatrice d’Anti Fashion Project propose, tout ce week-end, conférences, projections, ateliers avec les acteurs du changement dont Sessun, Veja et kaporal à Marseille à la Friche la Belle de Mai (voir bonus). Sa mission : éveiller les consciences pour consommer moins mais mieux : « Arrêter d’acheter trois tee-shirts à 4 euros et choisir pour le même prix une pièce de qualité. Se vêtir avec des pièces qui ne suivent pas la tendance, réduire son dressing à l’essentiel, cesser de croire que la surconsommation nous permettrait d’atteindre le bonheur ». Pour cette fan de mode, consommer moins et mieux est même un acte politique : si nous les citoyens rectifions notre consommation, les marques suivront. ♦

 

Bonus

  • 4ème édition des Rencontres Anti_Fashion les 28 et 29 juin. Focus pendant 2 jours sur les dynamiques, les initiatives, les idées et les acteurs qui participent au renouveau de la mode et au développement d’un système de production plus vertueux. Gratuit et ouvert à tout·e·s, tout le programme ici.
    Dans le même temps se monte la boutique éphémère ‘’Anti_Fashion Pop Up store’’, tenue par les jeunes du projet ‘’Mentoring’’ et une expo photos ‘’Bresils’’, avec Veja.

 

  • l’Agence du Don en Nature redistribue à 800 associations luttant contre la précarité en France. Un tiers aux épiceries sociales (lieux où des personnes envoyées par les services sociaux et enregistrées comme adhérentes peuvent bénéficier de produits à des tarifs très bas). Et deux tiers à des associations d’accueil, d’hébergement, de soin ou d’insertion. Chaque association partenaire passe par un Comité d’Engagement où ADN vérifie ses comptes, les personnes qu’elle accueille, les recommandations de partenaires institutionnels locaux…..

 

  • Pour la limite du crédit d’impôt, la loi a changé depuis janvier pour pousser les PME au don : la limite est donc de 0,5% du CA, ou pour les entreprises qui ont un CA peu élevé, 10 000 euros.

 

  • Le projet de loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, qui sera présenté par la secrétaire d’État Brune Poirson en Conseil des ministres début juillet, met en œuvre concrètement cette mesure d’interdiction d’élimination en l’étendant à tous les invendus. Cela concerne dorénavant aussi bien les produits électriques et électroniques (gros électroménager, petit électroménager pour la cuisine, téléphonie…), les textiles (vêtements, linge de maison, etc.) que les produits du quotidien (produits d’hygiène, fournitures scolaires, jouets…). Aucune exception n’est prévue par le projet de loi.