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Marseille capitale de l’architecture et de la ville désirable

Par Nathania Cahen, le 9 septembre 2022

Journaliste

Medellín ©LuiggIe Salcie de Pixabay

L’association Va Jouer Dehors organise, à Marseille, le Festival de la Ville Sauvage* : du 15 au 17 septembre 2022, cinq événements accessibles à tous pour ensemble réparer, embellir, transformer, transmettre la ville. L’architecte Matthieu Poitevin a conçu cette manifestation internationale. Il nous en dit plus sur son idée et ses intentions.

 

La ville sauvage. Sauvage comme anarchique ? Linverse dune ville domestiquée, dune « smart city » ?
Brainstormiasur la ville désirable
Matthieu Poitevin, architecte de l’agence Va jouer dehors © Sébastien Normand

A minima oui. C’est la ville qui bat, qui vit, qui sue et qui crie son énergie. La ville rock’n roll quoi.

L’architecture tente encore trop timidement de guérir des stigmates spéculatifs qui lui ont été accolés depuis bien longtemps. Être architecte ne peut plus n’être qu’un métier au profit de spéculateurs financiers ; l’architecture doit bel et bien devenir le moyen d’inventer une autre façon d’habiter cette planète.

Les récents prix Pritzker d’architecture le prouvent : les objets, les « gestes » architecturaux ont fait leur temps, et heureusement ! On regarde désormais des systèmes, des pensées, des processus au cœur desquels la question du temps est essentielle.

 

Quelles sont les qualités de la ville sauvage ?

C’est la ville Acharnée plutôt que la ville Décharnée ! Pour moi, la ville sauvage a la faculté d’éveiller des imaginaires : lorsque j’ai posé la question aux différents invités, il était intéressant de constater que ceux qui sont dans le « dire », dans la pensée analytique se sont immédiatement retrouvés l’index plié sur le menton, la chemise trempée de transpiration, à élaborer des digressions à n’en plus finir pour conclure que la ville sauvage n’existait pas. Ceux qui était dans le « faire », les acteurs de la ville eux, se sont laissés aller à leurs instincts pour expliquer que la ville sauvage était en effet celle qui résistait aux cases inertes dans lesquelles on voulait les enfermer pour mieux la contrôler. Je ne sais pas si la ville sauvage est anarchique mais en tous cas, elle ne s’en laisse pas compter !

Elle crée du lien et du commun ; elle ne laisse personne sur le carreau, elle cherche partout et tout le temps des failles dans lesquelles elle fait pousser des surprises, des miracles même. Elle se transforme tout le temps. Fait confiance au temps et aux gens. Ne se laisse pas imposer des codes stupides, puise dans son chaos la force des battements de son cœur ou de ses cœurs.

Elle est inventive, rebelle et fière, c’est ça qui la rend belle et c’est comme ça qu’elle rend ses habitants beaux et emplis d’imagination.

Vaste brainstorming sur la ville désirable, à Marseille
« Marseille se doit d’être méditerranéenne – solidaire et accueillante » © Olivier Amsellem

 

Marseille se retrouve au cœur de cette réflexion. Comme un sanctuaire, un labo des possibles ?

Je l’espère et je me bats pour ça !

Marseille ne sait pas où elle a mal alors elle crie, incapable de choisir entre son identité méditerranéenne et celle, européenne, que l’histoire jacobine de ce pays veut lui imposer. Ça n’a jamais été aussi vrai. Elle calque ses plans urbains non pas sur Naples ou Athènes mais sur des modèles standards européens, ce qui est un non-sens. Or, la Méditerranée c’est d’abord et avant tout un sol, un espace public. La place du village, la place tout court et le reste. Marseille se doit ainsi d’être méditerranéenne : solidaire et accueillante ! Elle se doit aujourd’hui de revendiquer ce qu’elle est et devenir le carrefour de cette ville plus humaine, latine et ouverte, celle où la ville techno est mise en échec au profit de la ville vivace et libre.

 

Quels en seront les temps forts ?

Il y aura que des moments rares qui démontreront que la ville, l’architecture et la culture sont extraordinaires !

Le village sicilien de Favara aujourd’hui dédié au street art © Facebook

Le premier c’est le « Città’s banquet » préparé par Emmanuel Perrodin. Là, 170 personnes venues de pays latins devront répondre en mangeant à la question que vous posiez en préambule : c’est quoi la ville sauvage ?

Le second s’appelle « Tandems ». Il consiste à permettre une rencontre approfondie avec nos invités et à mettre leurs paroles en résonance. Ainsi Julien Beller, architecte qui a tout compris au monde à venir, dialoguera avec Ester Carro, jeune consœur brésilienne qui transforme les décharges en jardins merveilleux dans les favélas de Sao Paulo. Mathilde Chaboche rencontrera Giulia Perri, de l’association Semillas, qui appartient à un collectif pour faire de l’architecture autrement, au Pérou – de manière merveilleuse !

Rozanna Montiel qui se bat contre l’étalement urbain de Mexico parlera avec Anna Chavepayre, du collectif Encore, qui transforme tout ce qu’elle approche en miracle.

Maud Le Floc’h du laboratoire urbain le Polau, qui œuvre pour mettre l’art dans l’espace public, échangera avec Andrea Bartoli qui a transformé le village sicilien de Favara en temple du street art.

Enfin Emeka Ogboh, artiste nigérian nous parlera de la ville tentaculaire de Lagos, tandis que l’actrice palestinienne Hiam Abbass décrira les villes de son pays qui sont en guerre perpétuelle. Ça c’est une rencontre qui fera date.

Le troisième moment sera une enquête dénommée « Cœur sur la ville ». C’est une enquête portée par la Fondation Jean Jaurès et relayée par la revue Respect qui sera réalisée sur Marseille et sur le logement mais avec des questions très inattendues. Nous verrons si nous pourrons faire mentir l’adage qui dit que « la statistique est l’ennemie de l’esthétique » et encore plein d’autres choses mais je ne vais pas tout vous dire !

 

 

Medellín, Naples, Mexico… sont des villes associées, représentées. Parce quelles ont en commun d’être au sud, dangereuses, sales et porteuses de grandes inégalités ?

Parce qu’elles sont latines. Mal aimées mais qu’elles fascinent. Populaires et créatives. Effrontées et libres, entre autres.

 

♦ Lire aussi : La tribune « Réparer et transmettre la ville »

 

Comment organiser et faire basculer de la théorie à la pratique les idées (celles qui existent, sesquissent, vont germer) ? Quen espérer de concret : un code de déontologie, un mouvement mondial ?
Vaste brainstorming sur la ville désirable, à Marseille 4
« L’expression « vivre ensemble » ne doit pas être juste un mot-valise » © Olivier Amsellem

On posera lors du festival les jalons d’une gigantesque bataille culturelle, c’est ça l’objectif. Une bataille ça se gagne, ça peut se perdre aussi. J’espère que le nombre de personnes touchées et concernées fera un peu bouger les lignes. Peut-être…

La genèse et l’essence même de la ville est en effet d’être le lieu de la création et de l’invention pour que l’expression « vivre ensemble » ne soit pas un mot-valise.

Il y a une urgence absolue à inventer un nouveau modèle de ville afin de sortir de l’ornière libérale mortifère dans laquelle nous nous trouvons et pour redonner des conditions d’habitabilité acceptables à cette planète.

 

De qui espérez-vous être entendu ?

Des politiques d’abord. C’est à eux que revient la charge d’impulser le renouveau. L’autre nom pour dire ville c’est « commune », il faudrait s’en rappeler tout le temps, ne jamais l’oublier. Puis de tous ceux qui produisent de la ville au lieu de la fabriquer et qui ont oublié qu’il fallait d’abord l’inventer. De tous ceux qui estiment que ce qu’il faut inventer passe par le lien et le commun d’abord.

Et puis j’aimerais que les architectes arrêtent d’être indolents. Qu’ils sentent qu’il est de leur responsabilité de rendre cette planète habitable. Qu’ils arrêtent d’être asservis ainsi et qu’ils se rappellent les raisons pour lesquelles ils ont choisi ce métier.

J’ai la naïveté de croire que très doucement les choses sont en train de changer. J’en veux pour preuve tous ceux qui nous accompagnent sur le festival.

 

La manifestation se tiendra dans une friche. Quelle est la symbolique de ces lieux ? Est-ce la vitrine dun concept/ dune volonté ?
Vaste brainstorming sur la ville désirable, à Marseille 5
Les anciens entrepôts Abitbol accueillent le festival © Claudia Goletto

Démontrer que la ville à venir ne pourra s’édifier qu’en prenant soin de ses racines, de son passé, de son histoire, bref de son identité.

Toutes les friches industrielles ou presque ont été rasées. Certaines sont des joyaux qui seront transformées en bureaux insipides. Les anciens entrepôts Abitbol sont un ensemble de bâtiments extraordinaires. Cyril Zimmermann les a acquis pour y héberger l’école du numérique La Plateforme. Gageons qu’il sache en préserver la majesté.

 

Quelle sera la prochaine étape ?

Ancrer Marseille comme carrefour incontournable de la ville et de l’architecture vivante, et en faire un modèle de fabrication du lien. Lien et liberté ont la même source étymologique.

 

Au-delà de ce festival, quelle est lessence de lespace public, selon vous ?

La liberté et l’égalité. Tout le monde logé à la même enseigne !

 

Vous êtes partisan de réparer la ville plutôt que démolir pour reconstruire. Pourtant démolir peut être moins coûteux, surtout si on réemploie les matériaux (je pense à la plateforme Raedificare, par exemple)…

Techniquement l’empreinte carbone de n’importe quel bâtiment neuf est négative. Celle de la transformation est moins catastrophique et c’est la seule façon de sortir de la ville fonctionnelle de la plupart des urbanistes dont le modèle est le même de Dunkerque à Nice. Ensuite donner une chance d’avenir à cette planète n’a pas de prix.

Plus encore, la ville a besoin de pouvoir être racontée. Se servir du passé pour permette le présent et se projeter dans l’après.

Il n’y a pas de ville sans histoire. La démolir c’est effacer sa mémoire. C’est criminel en fait.

 

Cette architecture du vivre ensemble (de la sociabilisation) que vous appelez de vos vœux, a-t-elle déjà existé depuis que le monde est ?
Tehotiuacan © Google

Et comment ! Ur en Mésopotamie où tout le monde était égalitaire a inventé en 2000 ans plus qu’en deux millions d’années et ces inventions sont toujours d’actualité. Tehotiuacán, ville aztèque a inventé le logement social. Toutes les maisons étaient identiques et toutes devaient être conçues comme des palais.

Et il y en a d’autres – la spéculation financière et la quête du plus grand profit au détriment du vivant, c’est ça le poison des villes !

 

Vous rejetez lesthétisme mais appelez les archi à devenir des combattants de la beauté… Expliquez-vous !

Je ne rejette pas du tout l’esthétisme. Mais je pense qu’il ne s’arrête pas à la façade des bâtiments et à la superficialité des choses. Je trouve que la connerie est laide. En pourfendant la connerie on révèlera la beauté.

 

De même, vous reprenez volontiers la phrase de Renzo Piano sur larchitecte qui ne doit pas changer le monde mais aider le monde à changer… ?

C’est pour moi une forme nouvelle d’humilité salvatrice. C’est assez nouveau comme concept…

Vaste brainstorming sur la ville désirable, à Marseille 6
« Donner une chance d’avenir à cette planète n’a pas de prix » © Olivier Amsellem

 

Comment lurgence climatique sinscrit-elle dans votre philosophie ?

Même si elle est aujourd’hui un impératif quotidien de chaque instant, il est évident que la culpabilité que l’on souhaite faire porter aux individus est ridicule et infantilisante. Elle n’a pour seul objet que de camoufler la vraie responsabilité des tueurs de planète, ceux qui ne prennent pas les mesures radicales aujourd’hui sont les politiques parce qu’ils sont asservis aux grands groupes financiers.

Ceux qui s’y risquent sont très courageux et il faut les accompagner. En les incitant d’abord à se former a mimina à l’architecture puis à contraindre les constructions pour un bilan carbone proche de zéro. Il n’est pas compliqué de demander à ce que chaque permis de construire en face état. C’est même à se demander pourquoi ça n’est pas déjà le cas.

Par conséquent, je crois que seuls ceux qui sont libres pourront faire changer les choses. Une sorte de vague issue de la société civile devra porter le chantier du changement.

À défaut, rien ne sera fait !

 

*Le programme complet est à consulter en ligne. Les journées des 16 et 17 septembre sont ouvertes au public, dans la limite de la jauge disponible. 55 chemin de la Madrague-ville à Marseille (15e).