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Aix-Marseille Université remet les « humanités » au goût du jour

Par Hervé Vaudoit, le 29 septembre 2020

Journaliste

Image par lil_foot_ de Pixabay

Alors que depuis un siècle, les forts en maths ont supplanté les forts en thème dans la hiérarchie des études post-bac, l’enseignement supérieur redécouvre les vertus des « humanités » classiques pour former les esprits, sans pour autant renier la valeur des connaissances scientifiques. C’est en tout cas le pari qu’ont fait les enseignants de la faculté Saint-Charles en ouvrant leur licence « Sciences et Humanités », en 2012. Huit ans après, le pari semble gagné.

 

Jadis considérées comme l’alpha et l’oméga de la distinction intellectuelle, les « humanités » ont peu à peu perdu leur prestigieux statut au bénéfice des sciences dures et de leur langage, les mathématiques. Au point de marginaliser les élites lettrées héritières des Lumières, substituant les forts en maths aux forts en thème au sommet de la hiérarchie sociale, en France comme dans le reste du monde.

Un peu plus d’un siècle après la disparition des « humanités classiques » dans l’enseignement secondaire (1), on constate pourtant leur timide mais bien réel retour en grâce. Plusieurs universités ont ainsi ouvert récemment de nouvelles unités de formation et de recherche (UFR) qui reprennent le terme « Humanités » dans leur intitulé. C’est vrai à Lille, à Bordeaux, mais aussi à Aix-Marseille, où une licence « Sciences et Humanités » existe depuis l’année universitaire 2012/2013.

 

Une autorisation à titre expérimental

Aix-Marseille Université remet les « humanités » au goût du jourInstallée à la Faculté des Sciences de Saint-Charles, à Marseille, l’équipe enseignante ne regrette pas un choix qui, à l’époque, a pu paraître passéiste. Y compris aux yeux du ministère de l’Enseignement supérieur qui refusa, dans un premier temps, la création de ce nouveau diplôme. Au contraire du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser), qui validera le principe et permettra la délivrance d’une autorisation à titre expérimental, pour un effectif maximum de 60 étudiants. « Avec cette nouvelle licence, nous revenons aux racines de l’université, en renouant avec la grande liberté pédagogique dont disposaient les enseignants à l’origine », se félicite Gaëtan Hagel, un physicien impliqué dès le départ dans le projet. Une liberté qui se manifeste ici dans l’éclectisme des thèmes abordés et l’adaptabilité permanente des contenus proposés aux étudiants. L’idée n’est certes pas de les former à un métier précis, mais bien de développer chez eux une pensée structurée, non plus seulement autour des maths mais aussi autour de la littérature, de la philosophie, de la linguistique, sociologie, histoire, anthropologie… une autre façon de « revenir aux racines de l’université », dont la fonction initiale est de former les esprits à penser par eux-mêmes plutôt que former des professionnels préformatés pour le marché de l’emploi – même si c’est mieux quand les diplômes universitaires permettent de trouver du boulot.

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Gaëtan Hagel

En renouant avec ce qui constituait le corpus des « Humanités », dans son acception du XXe siècle, la licence d’Aix-Marseille-Université « nous permet de créer le dialogue entre deux disciplines universitaires sur un sujet commun, ce qu’elles ne font pratiquement jamais d’ordinaire », confesse Gaëtan Hagel, expliquant avoir été « mis sur la piste de la transdisciplinarité par les travaux d’Edgar Morin sur la pensée complexe. » Avec l’ambition d’aborder « les petits morceaux de savoir qui ne le sont jamais et qui se nichent dans les espaces entre chaque discipline. »

 

Les bacheliers qui ne veulent pas trancher entre scientifique et littéraire

Et quels bacheliers s’intéressent à ce diplôme, séduisant dans la proposition mais, justement, pas très préformaté pour le marché de l’emploi ?

« Nous avons des étudiants de tous les bacs, mais notre public le plus représenté, ce sont ceux qui, au lycée, aimaient toutes les matières et qui ne veulent pas trancher entre les filières scientifiques et celles plus littéraires », indique le prof de physique, précisant que la licence « permet de repousser le moment du choix d’un, deux ou trois ans » et d’acquérir dans l’intervalle « les éléments pour comprendre le monde et penser le futur. » Ceux qui vont au bout des trois ans enchaînent le plus souvent sur un master. On les retrouve ensuite dans l’enseignement, le social, la santé, le commerce… selon les parcours ultérieurs, les personnalités et les ambitions de chacun. Ou plutôt de chacune, puisque la licence oscille entre 65 et 75% de filles en fonction des promotions. Une vraie réussite pour une formation à caractère scientifique marqué, alors que ces filières peinent généralement à attirer les femmes. La féminisation des sciences passerait-elle par plus de sciences humaines et moins de sciences dures ? La question reste posée.

 

Pour Fanny, « une formation d’une incroyable richesse  »
Aix-Marseille Université remet les « humanités » au goût du jour 1
Fanny Lepage

Sortie diplômée de la licence « Sciences et Humanités » en 2019, Fanny Lepage en garde un excellent souvenir. Aujourd’hui étudiante en master « Communication et Développement Durable » à l’École de Journalisme et de Communication d’Aix-Marseille (EJCAM), la jeune femme s’est néanmoins accordée une année sabbatique avant de poursuivre ses études. « Durant mes trois années de licence, explique-t-elle, j’ai appris tellement de choses, j’ai touché à tellement de thèmes que j’avais besoin que cela décante avant de choisir dans quel domaine j’avais envie de continuer. » Pour faire le point et mettre ses idées au clair, Fanny est donc partie à Montréal, où elle a enchaîné petits boulots et bénévolat, tout en améliorant sa pratique de l’anglais et sa connaissance du monde. « C’était nécessaire pour digérer tout ce que j’avais ingurgité et être plus sûre de mon choix », justifie-t-elle, tout en avouant que c’était au cours de cette année au Canada qu’elle avait « pris conscience de l’incroyable richesse de cette formation et de l’ouverture d’esprit qu’elle permet. »

Au départ, c’était pourtant un choix risqué. Nantie d’un bac littéraire option mathématiques, elle s’imaginait plutôt dans une prépa type lettres – elle s’y était d’ailleurs inscrite -, jusqu’à ce qu’une amie lui parle de cette licence. « Je n’avais pas d’objectif précis après le bac mais j’avais déjà pas mal réfléchi à mon avenir, assure Fanny, et j’en étais arrivée à la conclusion que j’avais envie de faire quelque chose qui ait du sens. » Cette façon d’aborder les sciences en mêlant sciences dures et sciences humaines l’a immédiatement séduite. « Ça donnait une autre vision, une autre approche des sciences, qui n’étaient pas ma spécialité », se souvient la jeune femme, à l’époque seulement angoissée par son profil très littéraire. « Même si je faisais des maths au lycée et que j’avais de bons résultats, j’avais peur que ça me pénalise », raconte-telle.

 

Des cours organisés par thèmes plus que par matières

Avant de s’inscrire pour de bon, elle est donc allée voir une prof de maths qui enseignait dans la licence. « Elle m’a tout de suite rassurée, sourit Fanny, en me disant même que cela pourrait être un avantage. » Avant de s’inquiéter à nouveau le jour de la rentrée, quand les enseignants ont commencé d’expliquer aux étudiants les spécificités de ce diplôme. « Ils nous ont dit qu’on serait perdus au début, qu’on ne comprendrait pas tout de suite la cohérence du programme et qu’il ne fallait d’ailleurs pas chercher à comprendre. Que les tenants et les aboutissants de ce qu’on allait faire, on ne le comprendrait peut-être qu’à la fin. » C’est-à-dire trois ans après. Impensable pour certain(e)s étudiant(e)s, qui ont lâché tout de suite. Mais pas pour Fanny, qui a rapidement pris un vrai plaisir dans cette licence pas comme les autres.

« Ce qui peut être déroutant, explique-t-elle, c’est le fonctionnement des cours, organisés par thèmes plus que par matières, et l’évaluation. Car on n’a pas de partiels, comme dans la plupart des diplômes, on est évalués en contrôle continu. Et ce qui compte, ce n’est pas que l’on soit capable de recracher tout ce qu’on a appris en cours et que le résultat soit juste, c’est le chemin qu’on aura emprunté, le raisonnement qu’on aura construit pour y arriver. » Cette approche l’a ouverte à l’intérêt de confronter les points de vue, les opinions, d’échanger sur les questions politiques, les questions de société… « Une des choses que j’ai adorées, appuie-t-elle, c’est que chaque cours donne du sens à un autre… grâce à ça, les sciences ont pris une autre dimension, moins rigide. On ne nous demande pas d’appliquer seulement des règles sans réfléchir, on nous demande de réfléchir à l’application des règles. C’est passionnant et ça crée une ambiance très particulière dans ce diplôme. On fait les choses avec entrain, ensemble. » Fanny se sent ainsi mieux armée pour la suite de ses études et sa future carrière. Qu’elle imagine dans le droit fil du master qu’elle prépare, donc dans la communication et l’information. « J’ai pris conscience de l’importance que cela avait dans nos vies », plaide-t-elle. Les humanités, n’est-ce pas justement fait pour éveiller les consciences ? ♦

 

  • (1) : C’est la réforme pédagogique des lycées, en 1902, qui met fin à la prééminence de ce qu’on appellera ensuite les « humanités classiques », en instituant quatre filières d’enseignement nouvelles : latin-grec ; latin-langues vivantes ; latin-sciences et langues vivantes-sciences.
  • Pour en savoir plus sur le contenu pédagogique de la licence « Sciences et humanités », c’est sur le site d’AMU.