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À propos du film Être vivant et le savoir

Par Nathania Cahen, le 8 septembre 2023

Journaliste

[au fait !] Proposés par l’Espace de réflexion éthique PACA-Corse et les Hôpitaux de Marseille, le cycle Cinéthique a permis de découvrir le film d’Alain Cavalier Être vivant et le savoir. Un film puissant où se côtoient humanisme, mort et amitié. Nous vous rendons compte ici de cette séance et du débat qui a suivi.

 

Au cœur du film se trouve Emmanuèle Bernheim. Dans son livre autobiographique Tout s’est bien passé, elle racontait comment elle avait accompagné son père vers une mort choisie, en Suisse. Alain Cavalier lui a proposé de l’adapter : elle y jouerait son propre rôle et lui, celui de son père hémiplégique.

Mais on découvre un cancer à la romancière, qui doit être opérée d’urgence. Et ce qui devait être l’adaptation d’un récit se transforme en douceur en un film sur la maladie et la fin d’Emmanuèle Bernheim.

La projection a été suivie d’un débat animé par Marcelle et nourri par le Pr Didier Sicard, Président du CCNE (Comité Consultatif National d’Ethique) de 1999 à 2008, François Crémieux, directeur général de l’AP-HM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille) et Marc Rosmini, professeur de philosophie, auteur de Cinéma et bioéthique – Être plus ou moins un sujet.

À propos du film Être vivant et le savoir

 

« Près de la mort la vie est intense, immense »

Le Pr Sicard a reconnu que c’est là un film un peu déconcertant pour ceux qui le découvrent : « Pas d’histoire mais une approche intimiste de la vie et de la mort. Imagée par une toupie qui tourne, tourne, ralentit et s’arrête. Ou cette courge, la vie incarnée mais qui pourrit. La mort y est métaphorique, mais présente. Quand la mort s’approche les détails de la vie prennent une importance énorme. La feuille, un fruit, une mouche, un ciel, un avion qui passe… créent ce sentiment que la mort est présente et liée à la vie ».

Il considère que ce film bouleverse ce rapport à la vie, mais pas comme une tristesse. « Le meilleur cadeau qui est fait à la vie c’est la mort. Paradoxalement. L’approche de la mort vous rend très gourmand de la vie. En capacité d’être vivant et le savoir.

Cette présence de la mort d’Emmanuèle Bernheim rend le film encore plus fort que si avait été un jeu ou une pièce de théâtre sur une mort. La mort vient s’incarner directement. Pourtant Alain Cavalier trouve des mots un peu gais pour évoquer la mort, la mettre à distance. Peu de films abordent ce sujet avec une précision et en même temps une légèreté, grâce à cette métaphorisation avec les fruits, la pourriture, la toupie… Des pigeons qui s’embrassent et font l’amour. Peu de films arrivent à restituer ces moments triviaux.
Il conclut : « Pour moi, c’est un film bouleversant, sans message particulier, sans grand discours. Si ce n’est que près de la mort la vie est intense, immense ».

 

« Pas égaux dans la manière de vivre la mort »

Le philosophe Marc Rosmini note un double jeu dans ce film « modeste mais présenté au Festival de Cannes » : une question métaphysique et la question de ce qui est représentable. Dans l’histoire de la pensée et des arts, la représentation de la mort repose sur des processus de cadrage, de mise en abîme et de distance.
« Quelque chose d’impensable mais qu’on ne cesse de chercher à penser, d’irreprésentable mais qu’on ne cesse pas de vouloir représenter. A l’image de le peinture de Vanités, dont les symboles traversent d’ailleurs ce film ».

Il souligne aussi le rapport métaphysique et sociologique : « Nous sommes tous égaux, allons tous mourir. Mais pas au même âge, au regard de notre condition sociale notamment.

Mais nous ne sommes pas tout à fait égaux dans la manière de pouvoir le vivre, quand on a un certain niveau culture, des outils pour dire et raconter, c’est différent. Des outils culturels également, qui donnent accès aux avocats, à l’information. »

 

« Emmanuèle Bernheim et son père : deux façons d’affronter la mort »

Le directeur général de l’AP-HM, François Crémieux, relève une manière de filmer et montrer la mort intéressante, artistique.

Cela soulève selon lui la question du suicide ou de la mort assistée, l’euthanasie, « que posent davantage ceux qui n’y sont pas confrontés que ceux qui le sont ». Ainsi, Emmanuèle Bernheim et son père n’ont pas émis le même souhait : elle a choisi le traitement, l’espoir, la lutte avec ses désagréments.

François Crémieux souligne aussi toute une série de clins d’œil à la génération d’Alain Cavalier – Jorge Semprun, Chris Marker, Florence Malraux…- Cette génération d’avant-guerre, prise dans des idéologies, éprise de correspondances, habitée par une vision binaire du monde, qui a ensuite théorisé sur la mort.

 

Une société du déni de la mort

« L’euthanasie est un débat sans fin, abonde le Pr Sicard. Ce qui me frappe, c’est que les discours politiques culturels sur ces sujets fassent l’impasse sur cette force de la vie. Donnent le sentiment que la fin de vie doit être simple. Comme si la peur de la mort avait rendu cette demande de mourir par la médecine normale.
Vivre sa mort est une sorte d’obscénité. Des familles ne supportent pas l’agonie de leurs proches. Sentiment qu’on doit passer de la vie à la mort de façon radicale ».
Or ce film qui ne juge pas montre que ce passage a aussi besoin d’être vécu. « Nous sommes dans une société du déni de la mort. Elle a disparu de l’hôpital (les étudiants en médecine ne voient plus de morts) et de l’espace public (plus de tenture noire). Elle existe seulement quand des adolescents sont tués par balles, qu’il y a des marches blanches. Comme si cet événement ne touchait que certaines personnes »

Il poursuit : « Il faut des obsèques comme des fêtes, à la Johnny Halliday. Qui escamotent la mort, la conjurent de façon paradoxale par des cérémonies grandioses. Et une des façons de l’escamoter, c’est la provoquer ».

 

« La médecine n’est pas prête à être la courroie de transmission entre la vie et la mort »

« A partir du moment où la médecine a pris beaucoup d’importance dans la vie, la survie, on attend d’elle aussi d’y mettre fin, analyse Didier Sicard. Comme si elle était en demeure de faciliter ce passage. Or je crois que la médecine n’est pas prête à être la courroie de transmission entre la vie et la mort. Et que cette question est traitée de façon trop simpliste par les médias. Il n’y a pas à être pour ou contre car c’est une question individuelle. Je suis croyant mais ne pense pas que message chrétien soit de nature à autoriser ou interdire l’euthanasie.

Jean-Louis Touraine – qui est un fervent pro euthanasie- disait que c’était un choix complexe et que souvent ceux qui en parlent le font pour les autres et pas pour eux-mêmes. Il est des personnes de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) qui au moment de la mort refusaient la présence de militants à leur chevet parce qu’ils voulaient continuer de vivre ».

 

Pour le dialogue individuel malade-médecin

Le Pr Sicard apprécie que ce film revienne au plus près de la vie, végétale, animale, une souris morte, une courge pourrie… ce qu’il y a de plus élémentaire. « Je pense que notre société n’a pas intérêt à tenir de discours trop radicaux. L’acharnement thérapeutique est épouvantablement cruel. Et on ne peut entendre que des malades d’Alzheimer encombrent les familles ».

Il termine par un souhait : « Il faut y réfléchir sans mot d’ordre. Je pense qu’une loi dans ce domaine est peut-être la dernière chose à faire. Je plaide toujours pour le dialogue individuel entre un malade et un médecine. Sans que le discours politique s’en mêle. »

 

« Une loi ne rend pas la mort facile, souhaitable, indolore »

Marc Rosmini se dit d’accord, « avec une petite nuance » : « L’illusion serait de penser que le droit, la loi, la politique pourraient régler des questions existentielles, métaphysiques, ontologiques. On sait très bien que la loi ne rendra jamais la mort facile, souhaitable, indolore. Il peut parfois y avoir une naïveté chez certains militants et une manière d’évacuer l’angoisse et le tragique. Peut-être parce que ce qui nous lie c’est le droit (commun) tandis que les croyances sont personnelles ».

L’agrégé de philosophie revient sur le cas du père d’Emmanuèle Bernheim, euthanasié en Suisse. Dans son livre la romancière racontait que le projet de mourir en Suisse est éventé, que sa sœur et elle sont dénoncées à la police, convoquées au commissariat. Mais sans doute leur niveau sociale, le langage, la culture font que la commissaire se reconnaît en elles et les laisse tranquilles.
Marc Rosmini revient sur le fait que nous ne sommes pas tous égaux devant la mort : « Il faut des moyens économiques, culturels et sociaux pour aller en Suisse. Des moyens de séduire la police – En France, ne sommes pas tous égaux devant la police. Cela peut créer de l’arbitraire, exacerber des inégalités entre ceux qui ont les moyens et les autres. La loi crée cette inégalité. »

 

Sauver quoi qu’il en soit ?

Dans le public, une médecin pédiatre soulève la problématique de l’acharnement thérapeutique. François Crémieux évoque des procédures existantes en cas de situation critique, qui autorisent à réfléchir, à ne pas donner ces soins-là.

Le Pr Sicard raconte que jusqu’à la fin des années 1970, donner la mort à l’hôpital était très banal, le moindre interne se permettait d’administrer un cocktail lithique à un malade âgé, un cancer en phase terminale, dans la plus totale impunité. La société acceptait sans se poser de questions. Mais avec les 80, arrivent deux phénomènes, le sida et la réflexion éthique : « Le sida va susciter un émoi, une angoisse chez les jeunes médecins qui ont le même âge que les malades qui meurent. La réflexion éthique va interroger les pratiques clandestines d’euthanasie dans les hôpitaux ».

Cela se traduit d’un côté par l’arrêt brutal de l’euthanasie clandestine et de l’autre, par une souffrance épouvantable des jeunes qui agonisent durant des mois.

Puis en 2016, est votée la loi Claeys-Leonetti, qui crée de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

Le Pr Sicard tempère : « A contrario une loi peut aboutir à une sorte d’encouragement silencieux à l’euthanasie, vis-à-vis des personnes âgées. Le bonheur de l’existence n’est pas une question pour tous. J’ai rencontré des personnes en grand handicap heureuses de vivre ». ♦

 

  • Rendez-vous pour le prochain Cinéthique mardi 7 novembre au cinéma les Variétés, à Marseille. Un débat suivra la projection du documentaire L’Adamant, de Nicolas Philibert.