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La Chance favorise la diversité chez les journalistes

Par Neijma Lechevallier, le 4 septembre 2023

Journaliste

Cette année encore, la promo 2022-2023 de la prépa aux écoles de journalisme La Chance au concours est un bon cru. Depuis le début de ce projet, né en 2007 à Paris, deux étudiants accompagnés sur trois intègrent une école de journalisme, et trois sur quatre exercent le métier de journaliste. Pourtant, au départ, ces désirs professionnels paraissaient souvent inaccessibles à ces élèves boursiers issus de milieux modestes. La Chance prouve le contraire depuis 15 ans en permettant à ces jeunes de concrétiser leurs rêves. Et aux rédactions d’améliorer leurs pratiques.  

 

« Je commence mon stage de première année à La Provence, c’est génial, je retrouve mes tuteurs Anna Rousseau, Lisa Castelly, Caroline Dupuy et Mathieu Grégoire », s’exclame Julie Arbouin. La jeune femme de 22 ans a suivi la prépa La Chance en 2022. Elle a décroché le concours du CUEJ à Strasbourg, une des écoles de journalisme reconnues par la profession. « Je ne pensais pas y arriver, je ne viens pas du tout de cet univers », explique la stagiaire. Elle peut désormais compter sur le solide réseau des quelque 400 journalistes qui animent bénévolement cette prépa en France, dont d’anciens élèves devenus journalistes.

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La promo 2023 lors de la soirée annuelle organisée à Paris pour célébrer la fin de l’année et les réussites des élèves.
  • Nota bene :  les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 9 septembre pour l’année 2023-2024 (infos sur le site de La Chance

Un acte de naissance lié au constat d’un manque de diversité dans les médias

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Les étudiants de La Chance autour de Vincent Dubroca, le présentateur du JT, à la rédaction de France 3 Bordeaux.

Ce projet créé en 2007 à Paris par Baya Bellanger a essaimé depuis à Bordeaux, Marseille, Toulouse, Strasbourg, Rennes et Grenoble. « Je sais que je veux être journaliste depuis que j’ai 10 ans. C’est notamment Maryse Burgot, grand reporter à France Télévisions, qui a renforcé mon envie. Quand j’ai su qu’elle était passée par le CUEJ, j’étais tellement fière ! J’ai développé une grande appétence pour l’enquête au cours de mes expériences en rédaction. Des professionnels comme Élise Lucet et Tristan Waleckx m’ont aussi donné envie de tout faire pour atteindre mon objectif ! »

Baya Bellanger, diplômée de Sciences Po Grenoble et du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), est à l’origine de cette aventure. Sensible aux questions d’égalité des chances, elle avait envie de s’investir, sans trop savoir comment. « Dans ma promo, au CFJ, presque tous les étudiants avaient fait Science Po ou s’étaient payé une prépa privée, très chère, explique-t-elle. Il y avait peu de gens issus de la fac ou boursiers. En tant que témoins de la société, il est souhaitable que les journalistes soient le plus représentatifs possible de celle-ci, donc proviennent de milieux et d’origines variés. »

 

Une idée fédératrice née d’anciens élèves du CFJ

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Baya Bellanger, décorée de l’ordre national du mérite pour ce projet en 2019, et Marc Epstein, l’actuel président de La Chance.

Jeune pigiste fraîchement diplômée, elle parle de sa belle idée avec des camarades de promo, Olivier Le Hellard, Selim El Meddeb et Djebrine Belleili : créer une préparation gratuite aux écoles de journalisme reconnues par la profession pour des étudiants issus de milieux modestes ou en situation de handicap. Séduits, ils se lancent avec elle dans le projet. Le CFJ, en la personne de Marc Epstein en particulier (lire interview), leur apporte son soutien, en mettant des salles à disposition et en finançant les cours d’anglais – qui ne sont pas assurés par des journalistes bénévoles mais par des professeurs rémunérés. Le format : huit mois de cours et d’entraînements intensifs. La machine est lancée.

 

Un projet fédérateur qui réunit des journalistes passionnés et des élèves motivés

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Séance de travail au Club de la presse de Bordeaux, lieu de rencontre et de travail des journalistes professionnels.

Sabri Soltani, alternant chez France Télévisions, avait aussi un rêve de journalisme. Mais, issu d’un milieu modeste – mère au foyer et père maçon -, il choisit une autre voie. « J’ai toujours travaillé pendant mes études, pour me les payer, explique celui qui fut bachelier à 15 ans. La perspective d’une certaine précarité financière dans le journalisme, et le sentiment que ce milieu n’était pas très accessible pour quelqu’un comme moi qui n’avait aucun réseau, m’ont poussé dans une autre voie. » Ce sera une école de commerce et de management. Mais voilà, le jeune diplômé s’ennuie ferme.

Certains rêves sont tenaces. C’est décidé, il prend le risque de se réorienter. Il découvre La Chance, l’intègre et enchaîne les stages au sein de grandes rédactions : AFP, France Télévisions… Ses envies de journalisme sportif laissent progressivement place à des envies plus politiques. « Je pense qu’un fossé s’est creusé entre les journalistes et la population, en particulier les personnes qui vivent en milieu rural ou dans des quartiers modestes. Nous devons faire œuvre de pédagogie, restaurer un lien de confiance, donner la parole à ces populations, qui ne sont pas légion sur les plateaux. »

 

Des avancées en termes de diversité, mais des inégalités encore fortes à combattre 

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Une journée d’échanges avec les rédactions de TF1, qui sont particulièrement mobilisées sur la thématique de la diversité.

Si La Chance, avec 75 % d’anciens élèves exerçant le métier de journaliste, apporte sa pierre à l’édifice, le chemin sera encore long. En 2009, des institutions invitaient chaînes et rédactions à plus de diversité sur les écrans et les ondes.  En 2020, Carole Bienaimé-Besse, responsable diversité du CSA faisait le constat sur France Info que les médias n’étaient sur ce plan « pas du tout en phase avec la réalité ». Et si les chiffres du baromètre annuel de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) publié en juillet 2023 montrent des avancées, ils montrent aussi des freins importants et des sous-représentations persistantes.

Améliorer la diversité dans les médias est dans notre pays un sport d’endurance. Et pourtant, comment assurer une information de qualité, fiable et objective sans une meilleure représentativité dans les rangs des journalistes de l’ensemble des enfants de France, quelles que soient leurs origines, sociales ou géographiques ? Ces jeunes issus de milieux modestes ne connaissent ni les formats des concours ni les réseaux. La Chance leur met le pied à l’étrier, leur donne de précieuses clés. Elle les aide aussi en cas de coup dur ou pour s’orienter dans le maquis des demandes de stage. Ensuite, à eux de jouer. Et au vu des résultats – 63 % de reçus en école et 75 % d’anciens élèves exerçant le métier de journaliste -, on dirait que ça marche !

 

Des actions diversifiées auprès des anciens élèves et des rédactions pour accélérer

La Chance accompagne élèves et anciens élèves qui en ont besoin avec des aides dédiées. L’équipe les soutient aussi dans leur parcours d’insertion professionnelle. Elle  a par ailleurs développé l’éducation aux médias. Objectif : que ses anciens élèves puissent, en début de carrière, compléter leurs revenus en intervenant auprès de jeunes en milieu scolaire. La Chance mène aussi un travail d’accompagnement des rédactions à travers le club RH qu’elle a monté en septembre 2022. « On observe des progrès et une prise de conscience de la part de nombreux médias, souligne Marc Esptein. Mais beaucoup reste à faire, nous mettons tout en œuvre pour accélérer encore le mouvement dans notre pays. »

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Des expériences diversifiées en radio, télévision – ici à la rédaction d’Arte – et presse écrite pour préparer les journalistes de demain.
*La Criée, Théâtre national de Marseille, parraine la rubrique éducation et vous offre la lecture de cet article*

 

Bonus – [pour les abonnés]

Marc Epstein : « On peut être un excellent journaliste sans forcément maîtriser tous les codes »

Comment vous êtes-vous embarqué dans le projet de La Chance ?

Lorsque Baya Bellanger et sa bande lancent « La Chance aux concours » en 2007, je suis rédacteur en chef du service monde de L’Express. Je reçois alors, comme de nombreux confrères et consœurs passés par le Centre de formation des journalistes (CFJ), un courrier signé de la fondatrice. Je réponds en envoyant un chèque, et je précise que je suis intéressé et disponible pour animer des séances le samedi dans le cadre de cette prépa. Au lancement, l’association des anciens élèves du CFJ se mobilise et soutient La Chance en finançant la rémunération des professeurs d’anglais et en mettant des salles à disposition des étudiants. Tous les autres enseignants, journalistes, participent bénévolement.

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Les élèves de La Chance au Monde, avec Marc Epstein sur scène, en présence de journalistes et dirigeants du journal.
Quelles sont les raisons qui vous ont motivé ?

La première, c’est que je constatais, dans mon journal, L’Express, un manque de diversité, que l’on parle des origines sociales, des parcours de vie ou autre. Je trouvais cela dommage. Je suis d’origine anglaise et, depuis toujours, je trouve la France très en retard sur les pays anglo-saxons – dans les médias audiovisuels c’est particulièrement flagrant – en termes d’incarnation des diversités. À la télévision anglaise, j’entends des accents régionaux, des accents qui trahissent des origines sociales diversifiées, je vois des personnes racisées… J’ai, comme téléspectateur, une représentation mentale de la diversité et de la société à laquelle j’appartiens. Ce que j’avais beaucoup plus rarement en regardant la télévision française.

 

Quelles ont été les réactions à ce projet dans le métier, au départ ?

Je me souviens de certaines réactions d’incompréhension, notamment à L’Express. On m’expliquait par exemple que les concours des écoles de journalisme, c’était le principe républicain. Un concours existe, qui est le même pour tout le monde, que l’on réussit ou pas. Je devais faire preuve de pédagogie avec ces interlocuteurs pour leur expliquer que certes, la ligne d’arrivée est la même pour tout le monde, mais que la ligne de départ ne l’est pas. Et que certains étudiants et étudiantes gagnaient à être accompagnés pour pouvoir passer les concours dans les meilleures conditions. Or j’étais convaincu – et la suite m’a donné raison – qu’on pouvait être un excellent journaliste en ne maîtrisant pas forcément tous les codes.

 

Quels sont vos critères pour sélectionner les étudiants de La Chance ?

Tout étudiant boursier titulaire au minimum d’un diplôme bac + 2 l’année du concours peut présenter sa candidature. Si ces critères sont remplis, on s’intéresse plus aux motivations et à la personnalité du candidat qu’à ses notes. Tous sont sélectionnés sur dossier, avec un écrit et un oral d’admission. Naturellement, le niveau de français, notamment d’orthographe, est évalué. Mais ce qui nous intéresse avant tout, c’est une personnalité, une curiosité, une motivation particulières. Les jeunes que nous recevons, du simple fait de leur parcours, témoignent d’une opiniâtreté peu commune. Ils sont souvent les seuls de leur famille à avoir passé le bac ou être allés en fac. Cette ténacité en fait des graines de futurs bons journalistes.

 

Que proposez-vous aujourd’hui, avec quels objectifs ?

En plus de cette formation de novembre à juin, nous avons développé d’autres axes : dispositifs de soutien financier à la réalisation de projets journalistiques ou aides d’urgence en cas de coup dur pour nos anciens élèves en début de carrière. Depuis 2019, nous formons gratuitement ceux qui le souhaitent à l’éducation aux médias en milieu scolaire, notamment en zones rurales ou quartiers populaires. Ils sont rémunérés, sensibilisent d’autres jeunes… et peuvent éveiller des vocations ! Près de 10 000 adolescents ont été touchés. Par ailleurs, le réseau national de nos 400 journalistes bénévoles réserve aux anciens de La Chance un accueil chaleureux et les oriente si besoin pour des demandes de stage ou d’alternance.

 

Quels sont les progrès et les conditions de ces progrès ?

Des progrès ont été réalisés, mais cela reste variable selon les médias… Il y a une prise de conscience. Nous y participons, à notre mesure. En 2022, nous avons lancé un club RH avec une vingtaine de médias. Nous les accompagnons dans l’élargissement de leurs recrutements et ils échangent leurs bonnes pratiques. Les médias qui ont opéré la « révolution » de l’ouverture, comme la BBC anglaise, l’ont fait grâce à une politique d’entreprise. Ce n’est pas le résultat de l’intelligence collective des journalistes en place dans ces maisons. Souvent, au départ, les journalistes au contraire grinçaient des dents en voyant arriver le jeune Anglais qui avait une façon de s’exprimer qu’on appellerait peut-être en France « le parler des cités »…

 

Pourquoi la diversité est-elle bonne pour les médias ?

Si autour de la table lors de la conférence de rédaction, il y a des anciens de Sciences Po, éventuellement nés à Paris, mais aussi des enfants d’agriculteurs, des enfants de femmes de ménage, cela enrichit les échanges et améliore la couverture de l’actualité. Ce média rendra mieux compte de la diversité de la société qu’elle est supposée couvrir, et sera moins surpris que d’autres par l’émergence récurrente en France de mouvements de colère… Ses publics les percevront comme plus crédibles et plus légitimes. Si ce discours est plus partagé en 2023 qu’il ne l’était en 2007, il reste énormément à faire. Les différences restent frappantes avec le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les États-Unis. Nous avons encore du travail !