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Pollution lumineuse : les scientifiques s’inquiètent d’une « photo-toxicité » pour l’homme

Par Paul Molga, le 21 juin 2023

Journaliste

En France, la durée moyenne d’éclairement a explosé, passant de 2100 à 3500 heures par an © Pixabay

Plus de 80% de la population mondiale vit sous l’éclairage artificiel des villes. Cette lumière permanente dérègle notre métabolisme et des fonctions essentielles au bon fonctionnement de notre organisme.

Dormir près d’une source de lumière aussi infime qu’un bouton de veille pourrait faire prendre du poids. Et pas qu’un peu : jusqu’à un kilo par an, viennent de calculer des chercheurs du National Institute of Environmental Health Sciences, basé en Caroline du Nord. Pour en venir à cette conclusion, ils ont étudié pendant plusieurs années les habitudes de sommeil et l’hygiène de vie de presque 44 000 sujets, âgées de 35 à 74 ans.

Plus l’exposition à une lumière artificielle est forte et régulière, par exemple avec une télévision allumée dans la chambre, plus le risque de grossir pendant la nuit est élevé, en ont-ils conclu. L’indice de masse corporel des mauvais dormeurs qui permet d’évaluer la corpulence d’un individu, augmenterait ainsi de 17% en moyenne, tout comme leur sensibilité au risque d’obésité, en hausse de 33%, selon les calculs de Dale Sandler, auteur principal de l’étude.

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99% de la population aux Etats-Unis et 85% en France métropolitaine sont exposées à la pollution lumineuse © Pixabay

La lumière artificielle nous dérègle

Pollution lumineuse : les scientifiques s’inquiètent d’une « photo-toxicité » pour l’homme 1Les causes sont connues. « La lumière artificielle des lampes, des projecteurs et des façades illuminées dérègle une équation ancestrale qui régit l’horloge biologique calée sur le cycle naturel des jours et des nuits – le rythme circadien – de tous les êtres vivants sur terre », résume l’écologiste suédois Johan Eklöf dans un récent Manifeste contre la pollution lumineuse (Osons la nuit, Tana Éditions).

L’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et l’Académie Nationale de Médecine ont trouvé un terme à cette pollution : « photo-toxicité ». Mais surtout s’en inquiètent. « L’exposition à la lumière artificielle la nuit a un effet délétère », explique ainsi l’ophtalmologue Jean-Louis Dufier. Principal auteur du rapport « Pollution lumineuse et santé publique », c’est lui qui a tiré le signal d’alarme il y a quelques mois.

 

Lésions photochimiques

Cette nocivité trouve sa source dans la bande bleue du spectre visible, la plus proche du rayonnement ultra-violet. « Elle résulte de lésions photochimiques au niveau cellulaire sous l’effet d’une exposition chronique au polluant lumineux, sans atteintes visibles au fond d’œil », poursuivent les auteurs. Chez le rat, une expérience a montré que deux protéases – une classe d’enzymes capables de briser certaines liaisons moléculaires dans les protéines – sont activées et dégradent la chromatine des cellules de la rétine spécialisée dans la réception de la lumière, provoquant leur disparition.

La bande bleue, omniprésente dans nos écrans, brouille également le sommeil. Or sans répit la nuit, pas de vie. Grâce à l’immobilité nocturne à laquelle nous consacrons un tiers de notre existence, nous reprenons des forces. Nous consolidons notre mémoire. Et notre organisme en profite pour gérer un tas de mécanismes indispensables au métabolisme, tels que la production d’hormones ou la régulation du système cardiovasculaire. Surtout, « il nettoie notre cerveau » selon la neurobiologiste danoise Maiken Nedergaard, du Centre médical de l’université de Rochester. Sur la souris, cette neuroscientifique a observé que l’espace entre les cellules nerveuses augmente de 60% pendant le sommeil. Cela favorise ainsi l’écoulement du liquide céphalorachidien qui débarrasse les méninges des déchets accumulés le jour, en particulier la protéine bêta-amyloïde incriminée dans la maladie d’Alzheimer.

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La bande bleue, omniprésente dans nos écrans, brouille également le sommeil ©Pixabay

Pigment sensible…

D’autres effets de la lumière artificielle sont en revanche mal connus. Les chercheurs s’interrogent en particulier sur le rôle exact de la perception non visuelle de la lumière sur le sommeil et le rôle tout particulier de la mélanopsine, un pigment qui régule notre activité neuronale pendant la nuit, et sensible à la lumière bleue. Ils ont néanmoins quelques pistes.

L’équipe du professeur Patrice Bourgin, du centre des troubles du sommeil de Strasbourg, a en effet analysé l’électroencéphalogramme de souris transgéniques privées de mélanopsine. Et a observé que, quand ils en sont privés, le sommeil des rongeurs est perturbé. « Ce photo-pigment agit donc pendant la phase d’obscurité, contrairement aux cônes et aux bâtonnets », suggère le chercheur.

 

… et production de mélatonine perturbée

Ce mécanisme activerait des réseaux de neurones spécifiques dans la partie antérieure de l’hypothalamus, une partie du cerveau directement reliée à l’hypophyse où sont produites des hormones qui gèrent une large gamme de fonctions corporelles. Parmi elles figure la mélatonine, fondamentale pour réguler les rythmes chrono-biologiques, mais dont on découvre qu’elle intervient aussi à d’autres niveaux dans l’organisme, notamment sur la stimulation du système immunitaire, la protection de l’oxydation des cellules et la régulation de la pression artérielle.

Or la mélatonine n’est produite que la nuit, par la transformation enzymatique de la sérotonine, ce puissant neurotransmetteur directement impliqué dans notre bien-être. La perturbation de ce cycle pourrait avoir de sévères conséquences accélérant notamment la croissance tumorale. Deux études israéliennes suggèrent une association significative entre le niveau de pollution lumineuse dans certaines régions et la fréquence de cancers hormonaux comme ceux du sein et de la prostate.

 

Planète sous spots

Avec l’éclairage de plus en plus en plus ardent de la planète, la situation est critique. Près de 83% de la population mondiale vit déjà sous un ciel artificiellement lumineux. De même, un tiers ne voit plus la Voie lactée, selon l’atlas mondial de la pollution lumineuse établi en 2016 par le Light Pollution Science and Technology Institute. D’autres équipes ont pu calculer depuis que la nuit disparaît un peu plus chaque jour. Des scientifiques du Centre GFZ de recherche de géophysique à Potsdam en ont déterminé précisément le rythme : « La quantité de lumière artificielle émise sur terre s’est accrue de 94% depuis 1990 et elle ne cesse de gagner du terrain sur la nuit au rythme de 2% par an, tant en quantité qu’en intensité », explique Christopher Kyba, l’un des auteurs de travaux publiés dans la revue Science Advances.

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Crédit & Licence : F. Falchi et al., Light Pollution Atlas, ISTIL

 

Encore plus de lumière avec les LED

Mais il y a pire : avec le remplacement massif du parc de lampes conventionnelles par les diodes électroluminescentes (LED) plus économes en énergie, la plupart des villes ont créé encore plus de lumière. Depuis 1992 en France, les points lumineux sur la voirie ont ainsi augmenté de 89% pour atteindre plus de 11 millions de candélabres du fait de l’étalement urbain.

La durée moyenne d’éclairement a elle aussi explosé, passant de 2100 à 3500 heures par an. Avec un impact cinq fois plus important sur les rythmes du sommeil que les éclairages passés. ♦

 

Bonus

Vitrines noctambules. Depuis 2013, les commerces ont l’obligation d’éteindre leurs enseignes et l’éclairage de leurs vitrines pendant la nuit. Mais très peu le font. Grâce aux sciences comportementales, l’Office français de la biodiversité (OFB) espère mieux comprendre pourquoi. Pendant un an, l’établissement a mené l’enquête auprès de plus mauvais élèves. Dans les conclusions qu’il vient de livrer, la motivation commerciale l’emporte largement. « Être visible la nuit est une priorité publicitaire absolue pour la plupart des commerces, d’autant plus dans les zones à fort trafic », observe l’établissement.

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Être visible la nuit est une priorité publicitaire absolue pour la plupart des commerces © DR

Mais il y a plus surprenant : « Éteindre demande un effort conséquent » qui décourage les plus volontaires, notent les chercheurs. Le phénomène est d’autant plus criant dans les enseignes de chaînes, où la gestion de l’éclairage n’est pas toujours accessible, soit parce qu’elle a été automatisée, soit parce que les règles à suivre sont dictées et perçues comme difficiles à changer. « La définition du protocole d’éclairage est en effet souvent contrôlé par le siège ou la direction. Pour un employé, décider par lui-même d’éteindre la vitrine du magasin revient à s’opposer à sa hiérarchie et prendre des risques personnels inconsidérés », poursuivent les chercheurs.

Mal connue et difficile à faire appliquer, la réglementation n’incite pas les collectivités à intervenir. Pour les motiver, l’OFB mise sur l’impact réputationnel de leur inaction. Selon un sondage commandé par l’ANPCEN (Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturne), 80% des Français seraient favorables à l’extinction nocturne de l’éclairage privé.

 

En chiffres :

♦ 4 milliards – Le nombre de points lumineux (lampes et lampadaires) qui s’allument chaque nuit dans le monde. Ils sont 90 millions en Europe (dont trois quarts ont plus de 25 ans) et 11 millions dans l’hexagone auxquels il faut y ajouter 3,5 millions d’enseignes lumineuses.

♦ 83% – La proportion de la population humaine exposée à la pollution lumineuse. Ce taux atteint 99% aux Etats-Unis et 85% en France métropolitaine. Ces vingt dernières années, la lumière des éclairages publics a augmenté de 94%.

♦14% – La part de l’éclairage (public + privé) dans la consommation européenne d’électricité. Elle atteint 15% au niveau mondial et serait responsable de 5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

♦ 64% – La proportion d’espèces nocturnes parmi les invertébrées. Elle est de 30% chez les vertébrés.

♦ 115 – Le nombre de « réserves internationales de ciel étoilé » dans le monde, dont deux se trouvent en France, dans le parc national des Cévennes et en haut du Pic du Midi.