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Cinéthique consacré à Drunk, le débrief

Par Nathania Cahen, le 7 juillet 2023

Journaliste

Mads Mikkelsen - Drunk ©Haut et Court

[au fait !] Un Cinéthique* a décortiqué le film danois « Drunk » de Thomas Vinterberg. Ce long métrage suit quatre amis et professeurs dans un lycée, qui décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang.

 

Faisant preuve d’une rigueur prétendument scientifique, les quadragénaires relèvent ensemble le défi (dans la sphère privée ou professionnelle). Chacun espérant que sa vie sera meilleure. Si, dans un premier temps, les résultats sont encourageants, la situation dérape rapidement, et échappe à leur contrôle…

La projection a été suivie d’un débat animé par Marcelle et nourri par François Crémieux, directeur général de l’AP-HM (Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille) et Marc Rosmini, professeur de philosophie, auteur de Cinéma et bioéthique – Être plus ou moins un sujet. Différentes thématiques ont été explorées.  « Notamment, la signification, le sens de la vie. Et la dualité corps et esprit », amorce Marc Rosmini.

L’hésitation aussi, pour ces quatre hommes en proie au doute, à un point de bascule possible de leurs vies. Qui ont soif d’une certaine liberté. Avec une interrogation : peut-on changer la donne ?

 

Mesure et expérimentation

Comme dans le précédent cinéthique autour du film La Mouche, la question de l’expérimentation sur soi-même, de la liberté de disposer de son corps se pose. Quelles sont les limites ? Sachant qu’il y a des conséquences personnelles et sur sa santé, mais aussi pour l’entourage, voire sur la société.  « Il y a là une dimension à la fois épistémologique, et ontologique. Quand suis-je vraiment un sujet ? Quand j’ai bu, suis-je toujours le même ou un autre ? Suis-je aliéné ? Le sujet qui décide d’expérimenter sur lui-même est-il le même qui celui qui est à 0,5 ou 1 gramme ? »

On teste la mesure tout en pratiquant la démesure. Cette oscillation entre la volonté d’être quelqu’un de bien et la tentation de la dérive, voire la provocation.

François Crémieux pointe la dimension dérangeante et ambiguë du film, presque un hymne à l’alcool, quand bien même on peut en mourir.

 

  • Prochain rendez-vous mardi 5 septembre à Marseille. Conférence d’éthique en santé « La médecine du futur entre utopie et bouleversement » avec le Pr Didier Sicard (17h à la bibliothèque de l’Alcazar). Puis cinéthique à partir du film « Être vivant et le savoir » d’Alain Cavalier (19h, cinéma Les Variétés).

Société et addiction

Marc Rosmini complète en soulignant la dimension esthétique, la façon de filmer les flacons et bouteilles, lumières tamisée, ambiance chaude, jolis verres qui sont un matériau résistant et fragile à la fois – comme les humains (cf la peinture de Vanité du XVIe et XVIIe).

Passé un certain stade, l’alcoolisme est une maladie, une addiction qui demande des soins, un accompagnement médical pour s’extirper de la spirale et éviter le naufrage. Mais comment fixer la frontière du « normal » et du « pathologique » ?

Pour autant, la consommation d’alcool est encore une culture dans les milieux étudiants, fêtes, Erasmus, et plus globalement dans notre civilisation.

La dimension normative n’est jamais loin : suivre les autres ou tracer sa route.

Alcool, tabac, cannabis, opium, champignons hallucinogènes… Il n’y a pas de société sans drogue, qu’elle soit légale ou illégale, chimique (voire spirituelle).

Comme dans d’autres films de Vinterberg, Festen ou La Chasse, le réalisateur montre des individus qui tentent de s’adapter à une société malade et qui, donc, semblent d’être eux aussi.

Dans le film, non seulement les quatre enseignants assurent leurs cours en état d’ébriété plus ou moins avancée, mais l’un d’entre eux encourage même un élève anxieux à boire avant les épreuves du bac. François Crémieux évoque des systèmes éducatifs distincts. Dans les pays anglo-saxons, l’école est lieu des apprentissages hors normes ; en France c’est hors de l’enceinte scolaire. « La vérité est que l’on vit dans un monde fou », poursuit-il. Donc faut-il pousser les jeunes à rentrer dans la norme, passer le bac, Pronote, étudier sagement… ou cultiver un grain de folie et s’attaquer radicalement aux maux de la société, et donc à la société elle-même ? C’est un dilemme qui est au cœur du métier d’enseignant.

Autre curiosité de ce film : des jeunes qui boivent beaucoup mais semblent maîtriser et s’en tenir aux fêtes alors que les adultes sont pris dans l’engrenage.

 

Amitié et sociabilité

Drunk est aussi une histoire d’amitié et de relation, de l’attention et du soin portés aux autres. « La relation nous tient vivant, mais crée aussi des liens de dépendance, des obligations », observe Marc Rosmini. Souvent l’alcool rattrape celui qui est seul et n’a pas de relation sociale. L’alcool est donc polyvalent : il consolide les liens, et console les solitaires.

La dernière séquence illustre toute ce que l’alcool a d’équivoque, avec un final que l’on peut voir comme tragique ou comme festif. Le directeur de l’AP-HM interroge : « Peut-on tout faire – y compris consommes des drogues « dures » – du moment qu’on est dans la maîtrise ? Sachant que dès qu’on la perd, on rentre dans la pathologie ».

Un Cinéthique qui s’est refermé sur la lecture d’un texte de Kierkegaard par Marc Rosmini, texte aussi suggestif et déroutant que le film lui-même :

 

« Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l’appel concis, mais stimulant de la vie, c’est : aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d’énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d’autre. La mort incite l’homme charnel à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Mais c’est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l’on vit pour manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre. L’idée de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment d’impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l’énergie. Alors le sérieux s’empare de l’actuel aujourd’hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n’écarte aucun moment comme trop court ; il travaille de toutes ses forces, à plein rendement […]. Car en définitive, le temps est aussi un bien. Si un homme pouvait provoquer une période de disette dans la vie économique, il aurait du travail en temps de misère, le marchand fait des affaires. Dans le monde extérieur, il est vrai, un homme n’a peut-être pas ce pouvoir ; mais chacun le possède dans le monde de l’esprit. La mort amène disette de temps pour le mourant; […] qui n’a entendu parler de la valeur infinie prise par un jour et parfois une heure quand la mort a rendu le temps précieux ! La mort peut cela, mais l’homme instruit du sérieux peut aussi, grâce à la pensée de la mort, rendre le temps précieux, de sorte que le jour et l’année prennent une valeur infinie. »

Kierkegaard, Trois Discours sur des circonstances supposées, 1845, OC VIII, éd. De l’Orante, 199, p. 72 ♦

*Les cinéthiques sont une proposition conjointe de l’Espace de réflexion éthique Paca-Corse et de l’AP-HM.