Fermer

Singa contre l’isolement des exilés

Par Marie Le Marois, le 26 juin 2023

Journaliste

Le S de Singa formé par la communauté de Marseille ©DR

Quitter son pays de force est un déchirement. Parcourir le chemin de l’exil puis s’intégrer au pays d’accueil est souvent éprouvant. Car, en plus d’être déraciné, l’exilé connaît souvent solitude et désarroi. Pour y répondre, Singa aide réfugiés et demandeurs d’asile à développer leur réseau social et professionnel. Créée en 2012 par deux jeunes entrepreneurs, l’ONG est implantée dans dix villes en France et sept pays. Reportage à Marseille.  

 

Aadil a fui l’Afghanistan, laissant tout derrière lui. Arrivé cet automne à Paris, il a finalement choisi Marseille pour rebâtir sa vie. Le jeune homme, logé par le Centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) de Vitrolles, a connu Singa Marseille dès son arrivée. Une lumière sur son chemin : « J’ai pu enfin rencontrer des gens », explique-t-il dans un Français approximatif teinté d’un léger accent pachtoune – sa langue maternelle.

Depuis, en plus de sa formation Kipawa (cours de français et bénévolat), il se rend à presque tous les événements de la  »Singa Family » – nom du groupe WhatsApp qui affiche 140 membres. Il aime particulièrement la visite des musées, les ateliers cuisine et les festivals de musique.

 

 

Ouvert à tous les exilés

Vieille Charité Singa
Visite du musée de la Vieille Charité, Audrey Pat, présidente de l’association au second plan. @Singa Marseille

Les nouveaux arrivants de la  »Singa Family » sont « essentiellement des réfugiés et des demandeurs d’asile », précise Audrey Savi, bénévole depuis la création de l’antenne marseillaise en 2018, et aujourd’hui sa présidente. Certains ont sans doute été déboutés de leur demande d’asile, « mais on s’en fiche. On accueille tout le monde, on ne demande pas les papiers », précise cette professeure de FLE (Français langue étrangère – lire bonus). 

Concernant les nationalités, « elles correspondent en général aux statistiques des demandeurs d’asile : une grosse majorité d’Afghans, des Syriens, des personnes de l’Afrique de l’Ouest et des Soudanais ». La communauté compte très peu de femmes, « car elles empruntent en général un autre circuit – des structures spécialisées dans l’accueil des femmes et des enfants – et n’ont pas forcément envie de se mélanger aux hommes ».

 

♦108,4 millions de personnes ont été déplacées de force dans le monde en 2022. Un chiffre en constante augmentation en raison du réchauffement climatique et de l’instabilité politique de certains pays. Parmi eux, 45,9 millions sont des déplacés externes (hors de leur pays) dont 70% accueillis dans les pays voisins. Le principal pays d’accueil est la Turquie. Chiffres de l’UNHCR.

 

Singa S.Cool pour pratiquer le français

Singa Family
Apprendre à nager est une des activités de la Singa Family. @Singa

Jusqu’à présent, Singa Marseille proposait uniquement des activités et sorties. C’était « juste pour développer le lien social », précise Audrey Savi. Depuis, l’association a élargi son réseau de partenaires. Elle a pu dès avril 2023 passer d’un événement par mois à trois par semaine, et proposer des  »Singa S.Cool ». L’idée ? « Une école mais en mode détente », poursuit la quadra pétillante dans sa robe verte à fleurs.

L’association permet de pratiquer le français de manière ludique, notamment à travers des jeux autour de l’Histoire et des différentes cultures. La semaine précédente, la séance portait sur l’histoire des religions, « un moment intéressant pour les personnes originaires de pays très fermés. Avec la  »Singa S.Cool », un autre monde s’ouvre parfois à eux », conclut Audrey Savi dans le salon de l’hôtel Meininger qui accueille gratuitement cet atelier deux fois par semaine.

 

L’histoire des pays

Singa S.Cool
Sophie Paine, animatrice bénévole un mercredi sur deux. À sa gauche, Aadil. @Marcelle

Ce mercredi, à 17 h 30, ils sont 30 participants dans la salle du petit déjeuner, déco contemporaine et climatisation. Un chiffre jamais atteint. « Normalement la moyenne tourne autour de dix », note Sophie Paine, animatrice bénévole un mercredi sur deux. Cette férue d’histoire a concocté pour cette séance un jeu autour de cinq pays ou régions : France, Afrique de l’Ouest, Afghanistan, Turquie et Chine. Répartis autour de cinq tables, les intéressés doivent dessiner le drapeau de chaque pays, puis ranger par ordre chronologique des photos historiques. 

Aadil est bien sûr présent. Il partage sa table avec un Soudanais, un Bangladais et deux autres Afghans – dont un nouvel arrivant de 16 ans envoyé par Ramina. Tous peinent sur l’histoire de la Chine. Heureusement, 10 minutes plus tard, ils passent à la table ‘’Afghan’’. L’occasion pour le jeune homme d’échanger sur l’histoire de son pays et les événements qui l’ont jalonnée.

 

« Pour le pays d’accueil, la migration est à la fois une opportunité économique, un terreau de connaissances sans limites et un enrichissement culturel permanent», Singa.

 

Ambiance bonne enfant

Singa Marseille table France
Table de réflexion autour du pays  »France ». @Pénelope Naigeon

L’ambiance est joyeuse. Ça parle pachtoune, dari (autre dialecte afghan), anglais (langue commune entre un Bangladais et un Gambien) et parfois français. C’est la seule limite de l’exercice : tous les niveaux de français coexistent. Les bénévoles doivent jongler entre les langues et parfois mimer. Souvent, ce sont les participants eux-mêmes qui traduisent.

Ils ne sont pas obligés de s’inscrire pour participer, ni de venir à chaque fois. C’est très libre. « Mais dans les faits, les rares fois où il n’y a pas eu cours, ils étaient tristes », note Audrey Savi qui propose l’été des sorties kayak, snorkeling et cours de natation grâce à un partenariat avec l’UCPA. Et des moments culturels, dont le Delta Festival. « Nous avons beaucoup de places gratuites », se réjouit celle qui se désole de ne pas avoir davantage de Marseillais dans la  »Singa Family ». Car au départ, l’objet de l’ONG est de rassembler exilés et locaux. 

 

♦ Singa Marseille, c’est aussi le programme  »J’accueille » qui met en relation des réfugiés cherchant un hébergement et des particuliers.

 

Incubateur pour les entrepreneurs

L’autre nouveauté de Singa Marseille est son incubateur. Comme Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Strasbourg et Nantes, l’association propose un programme d’accompagnement de six mois à l’entrepreneuriat pour les nouveaux arrivants (réfugiés ou disposant d’un titre de séjour, et ayant un niveau de français ou d’anglais minimum B2). 

Selon Singa, ces personnes ont un taux de chômage deux fois plus élevé que les populations locales et une tendance à occuper des emplois précaires et peu qualifiés. Car elles sont confrontées à des obstacles majeurs : non-reconnaissance de leurs diplômes, barrières linguistiques, racisme et discriminations. « Elles doivent repartir de zéro. Et il faut savoir que plus on quitte un pays avec un statut élevé, plus la chute est difficile », insiste Audrey Savi. 

Il faut dix ans pour que les exilés retrouvent une situation analogue à celle qu’ils occupaient dans leur pays d’origine. « L’entrepreneuriat est une solution pour lutter contre le déclassement », étaye Arnaud Mispolet, responsable salarié de ce projet financé par la fondation BNP et entrepreneur lui-même – il a fait partie des fondateurs du Paysan Urbain.

YouTube player

 

« 40% des personnes réfugiées ont un niveau d’études supérieur à celui requis pour leur emploi. Pourtant, elles participent à 15% à la création d’entreprises en France, et 21% en Allemagne. Optimiser leurs compétences pourrait augmenter le PIB français de 7% à long terme », Singa

 

Programme d’incubation

Apéro Singa Marseille
Apéro-pétanque de Singa Marseille, Arnaud Mispolet au premier plan à droite. @Singa Marseille

En attendant le lancement de l’incubateur, en 2024, cet activiste social propose un programme de pré-incubation ponctuel et à la carte pour tout le monde. « Des journées collectives pour se mobiliser, rencontrer d’autres entrepreneurs et avancer – avec ateliers prise de parole, témoignage, etc. Et des suivis individuels ».

La première journée est le 29 juin, avec pour l’instant quatre projets enregistrés. Un restaurant vénézuélien par une famille, une agence de communication et journalisme autour de la discrimination par une Brésilienne. Une association socio-culturelle par un Algérien. Et un concept-store solidaire par un Tunisien. En plus des pré-incubations, Arnaud Mispolet mène de nombreuses actions de sensibilisation. Auprès des membres de Singa, mais aussi des candidats au parcours d’intégration républicaine dispensé par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII).  

Aadil, l’Afghan arrivé en France cet automne, envisage d’intégrer l’incubateur, une fois son parcours Kipawa achevé. Ce cuisinier bénévole à l’Auberge Marseillaise aimerait ouvrir son propre restaurant. De quoi rendre fière sa famille restée au pays.♦

 

YouTube player

 

♦ Besoins. Singa Marseille recherche des Marseillais pour créer des liens avec les nouveaux arrivants. Des personnes spécialisées dans un sujet particulier, peu importe lequel, pour intervenir à la Singa Family. Ainsi que des mentors pour l’incubateur.

 

Bonus

  • Audrey Savi était responsable d’un magasin bio avant de devenir professeure de FLE. Elle enseigne le français aux non-francophones pour des associations et entreprises. « C’est en devenant bénévole pour Singa que j’ai eu envie de me reconvertir ». Aujourd’hui présidente de l’association à Marseille, elle participe à son essor. Et cherche des financements, notamment un second salarié pour animer la communauté. 

 

  • Origine de Singa : après des études en relations internationales, Guillaume Capelle est parti travailler un an en Australie avec Amnesty International. Là-bas, il rejoint un groupe qui vient en soutien aux personnes migrantes et découvre leur dure réalité : centres de vie inadaptés, administration inefficace, difficultés à s’insérer, mauvaise image auprès de la population… 

En rentrant en France, ce fils d’entrepreneur est plus déterminé que jamais à monter sa propre structure. Il s’associe à Nathanaël Molle, un camarade lui aussi récemment diplômé, pour fonder l’ONG Singa en 2012. Ils sont ensuite rejoints par une autre amie, Alice Barbe, qui quitte l’ONU pour aider « en bas de chez [elle] ».

En septembre 2021, Benoît Hamon et Fatemeh Jailani ont rejoint SINGA Global, aux postes de Directeur Général et de Directrice des Opérations. Leur mission : accélérer le déploiement international des programmes d’accompagnement.

 

  • SINGA est aujourd’hui une communauté internationale de 50 000 membres présente dans 18 villes de 7 pays. En 2022, Singa a signé avec Utopies (société de conseil aux entreprises pour intégrer les enjeux sociaux et environnementaux à leur stratégie) une Charte de l’inclusion des personnes réfugiées et exilées en entreprise. L’idée est ainsi de constituer une coalition d’entreprises prêtes à se mobiliser sur ce sujet. Plus de 40 entreprises ont déjà signé, dont le groupe Accor et L’Oréal.

 

 

  • Fonctionnement. Chaque antenne fonctionne de manière autonome, mais bénéficie de la renommée de Singa France et de certaines de ses subventions. « C’est Singa qui a, par exemple, obtenu le soutien de la Fondation BNP pour tous les incubateurs », précise Arnaud Mispolet, directeur de l’incubateur de Marseille. Autre avantage : pour son projet, il échange avec les autres villes, « pour discuter des bonnes pratiques, m’inspirer de ce qui a été fait et confronter mes choix avec leurs expériences ». À l’inverse, Singa Lille est venue à Marseille pour saisir les secrets de sa communauté très active – « on nous cite en référence ! », se réjouit Audrey Savi.