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Pour changer la perception sur l’immigration, le recours à la vérité historique ?  

Par Gabriel Chakra, le 22 juillet 2023

Journaliste et auteur du livre « Marseille Phénicienne, chronique d’une histoire occultée »

En guise d’introduction, une mise en perspective d’Olivier Martocq, journaliste de la rédaction.

« Nos ancêtres les Gaulois »… La troisième République (1870-1940) va, à travers les manuels scolaires, imprimer cette fausse vérité historique dans l’inconscient collectif. Jusqu’à en faire le socle de notre état-nation. Aujourd’hui, la perception des mouvements migratoires se fait toujours avec ce prisme qui focalise sur les différences ethniques, culturelles et religieuses de deux continents, l’Europe et l’Afrique. Le changer, prouver que l’histoire a été autre est compliqué, voire impossible même quand les preuves sont irréfutables. Illustration avec Marseille qui fut une cité phénicienne, créée par des peuples venus de l’autre rive de la Méditerranée avant d’être grecque.

Gabriel Chakra a livré cette tribune il y a plusieurs mois. Marcelle voulait mettre en perspective sa réflexion avec le premier acte symbolique de « Paris 2024 » (appellation officielle du plus grand évènement jamais organisé en France selon le site officiel des JO) qui se déroulera à Marseille. La flamme olympique va gagner la France par la mer. Un rappel du mythe fondateur de la plus vieille cité de notre pays ; construite, selon l’histoire officielle, par des Grecs. Nous avons cherché à savoir auprès des responsables politiques ce que pouvait changer cette nouvelle approche historique. Avec l’opération de communication montée autour des épreuves olympiques à Marseille et l’arrivée de la flamme, ce n’est de toute évidence pas le bon timing pour une remise en cause officielle des origines de la ville. Dont acte !

 

La vérité historique peut changer la perception sur l’immigration 

L’ascendance gauloise a permis, au lendemain d’une défaite contre l’Allemagne, de souder le pays contre l’envahisseur et de réécrire le récit national. Jusque-là, avec Clovis, il associait plutôt les populations françaises et germaniques. Ce récit sera exacerbé avec la guerre fratricide – au regard de ce qu’est l’Europe aujourd’hui – de 1914-1918.

Autre avantage de ce rattachement à une ascendance antique, à travers les civilisations grecque et romaine, ce « Roman national » évoque des racines européennes, mais renvoie également à l’époque antique du « berceau de la civilisation occidentale », quand le monde méditerranéen était sous domination grecque puis romaine. Dès lors, prouver que Marseille, la plus vieille cité de France, a été fondée par un peuple sémite est une vérité historique qui est loin d’être anodine notamment pour les populations d’origine maghrébine. La notion d’appartenance à la ville résumée au stade par des supporters sans distinction d’origines, le « C’est nous les Marseillais » qui dans les cités passe souvent chez les jeunes avant celle d’être Français, trouverait alors une justification historique. Et pourrait dès lors permettre à chacun de revendiquer sa place dans la cité ♦ OM

 

Marseille, cité phénicienne avant d’être grecque

– en histoire, il y a toujours un avant… –

 

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Gabriel Chakra ©DR

Cette précision, d’abord : je n’ai aucune aversion contre les Grecs ; je suis même admiratif de leur génie, en soulignant toutefois leur propension, tout au long des siècles, à s’approprier le mérite des autres, que ce soit dans les domaines de la navigation, de l’écriture, de l’architecture, des temples dotés de pilastres, de colonnes, de chapiteaux, de l’artisanat, etc. L’objectivité est de reconnaître que les éléments constitutifs de la civilisation européenne ne proviennent pas exclusivement de la Grèce. C’est le legs indéniable de la Mésopotamie, de l’Egypte, de la Phénicie, de Rome. Revisitons une histoire dont on pense, depuis longtemps, qu’il n’y a pas matière à débattre, puisqu’il est communément admis que Marseille est une ville d’origine grecque. 

 

Cité phocéenne… 

C’est ce que l’on entend tous les jours, et c’est aussi ce que nous lisons en permanence dans le journal ou dans les livres consacrés à Marseille. Typique cas d’une pensée qui fonctionne par habitude et marche par réflexe.

Dans leurs livres sur Marseille, tous les auteurs se réfèrent à Justin, écrivain latin qui vécut à Rome au IIIe siècle après J.-C. Il est l’auteur du texte décisif qui a imposé la tradition d’une ville grecque. Plus qu’Aristote ou Strabon, c’est lui qui a façonné le mythe fondateur et fabriqué l’identité hellénistique de Marseille. Le schéma descriptif sur lequel veillent les gardiens de cette tradition, hostiles à tout renversement de perspective. Ils préfèrent inscrire Marseille dans une filiation grecque, sinon gréco-romaine, plus noble et convenable à leurs yeux, que celle d’un peuple de race sémitique. Érigé en dogme, le récit de Justin est quasiment un domaine figé et intemporel.

Dans son Abrégé des histoires philippiques, il écrit : « Sous le règne des Tarquins, de jeunes Phocéens venus de l’Asie, abordèrent l’embouchure du Tibre, et firent alliance avec les Romains ; puis dirigeant leurs vaisseaux vers l’extrémité de la mer des Gaules, ils allèrent fonder Marseille, entre la Ligurie et la terre sauvage des Gaulois. Les chefs furent Simos et Protis. Ils allèrent trouver le roi des Ségobriges, nommé Nannus, sur le territoire duquel ils désiraient fonder une ville, et lui demandèrent son amitié. Justement ce jour-là, le roi était occupé à préparer les noces de sa fille Gyptis… » On connaît la suite. Gyptis désigne Protis qui lui a tapé dans l’œil. Ce rite accompli, les nouveaux venus vont s’y implanter en bâtissant une ville. Et c’est ainsi que, par la seule offrande d’une coupe d’eau au marin à peine débarqué, Marseille est née de l’union d’une autochtone et d’un étranger.

 

Anomalies historiques 

En examinant le récit justinien, il est difficile de ne pas relever les inexactitudes ou anomalies suivantes : d’abord, on ne part pas d’un point A (Phocée) vers un point B (Marseille) distant de 2 500 km si celui-ci n’existe pas. Ensuite, au temps des Tarquins, c’est-à-dire de 616 à 510 avant J.-C., tous les navigateurs et aventuriers étaient attirés par l’eldorado andalou et les richesses minières de Tartessos où régnait le roi Argantonios. C’était leur grand rêve de s’enrichir rapidement. Enfin, on n’a jamais trouvé trace écrite d’une alliance des Phocéens avec les Romains à l’époque à laquelle se réfère Justin. Les huit traités connus dans l’Antiquité ont tous été signés entre 509 et 201 avant notre ère, dont l’un entre Phéniciens et Étrusques.

Dans cette affaire, c’est moins le fond lui-même qui est d’une authenticité douteuse, que la croyance populaire qui la conforte de génération en génération. La légende du mariage est si belle, et d’une attention si touchante, si attendrissante que le lecteur valide un récit fictif maquillé en vérité historique ! Voici un auteur qui, avec le recul de plus de 800 ans, impose sa propre histoire de la fondation d’une cité qui… existait déjà. C’est pourquoi sa narration, si éloignée de la matérialité des faits, me semble plus fictive qu’événementielle. Mais les historiens en général, et ceux de Marseille en particulier n’en tiennent pas compte. À l’exception d’Augustin Fabre et de Michel Clerc, tous les autres sont dans le déni de cette réalité.

 

Construction d’un mythe 

Certes des marins grecs ont pris pied sur ce rivage, l’archéologie l’atteste. Mais le fait qu’ils soient venus ne signifie pas qu’ils aient créé la cité. S’agissant des Grecs d’Ionie, je suis enclin à penser comme Michel Clerc mort en 1931, qu’il n’y eut qu’une seule expédition des Phocéens vers Marseille, et que celle-ci eut lieu, non point vers 600 avant notre ère, mais en 545, lorsque Phocée fut attaquée par les soldats de Cyrus, le grand roi perse. Pour sauver leur vie, ces malheureux furent contraints à l’exil, sous des cieux plus cléments.

Augustin Fabre, dans son « Histoire de Marseille » publié en 1829, le rappelle à juste titre : « Les Phocéens, écrit-il, fuyant la domination des Perses quittèrent l’Asie et vinrent à Marseille ». En ajoutant aussitôt cette phrase jamais mentionnée dans les livres sur Marseille, à savoir qu’Isocrate ne dit pas que les Phocéens fondèrent Marseille, mais qu’ils y vinrent, ce qui indique une fondation antérieure. Isocrate est crédible, il vivait au Ve siècle avant notre ère.

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L’antériorité phénicienne

Les Phéniciens, il est utile et même nécessaire de le rappeler, connaissaient tous les coins et recoins de la Méditerranée qui s’étend sur 3 800 km, de Tyr à Gibraltar. Ils avaient fondé Utique puis Gadair, l’actuelle Cadix, en 1110 avant J.-C, Tingis (Tanger) à la même époque, Carthage en 814, Ibiza en 675, ils trainaient dans les parages d’Alalia, l’actuelle Aléria en Corse, et ni la côte du Languedoc-Roussillon ni le littoral marseillais ne leur était pas inconnu.

Il faut s’imprégner de l’idée qu’en histoire, il y a toujours un avant. Et depuis les temps les plus anciens, des courants d’échanges existaient entre la basse Provence et le Moyen-Orient. Comme le souligne Strabon, les Phéniciens étaient les seuls à naviguer, tant en Méditerranée que dans l’Atlantique, en contact permanent avec quasiment tous les peuples.

« Ce littoral, explique Fernand Benoît, historien et archéologue provençal, produisait la vigne et l’olivier, la pêche, les salaisons de poissons, le sel des marais salants. Outre l’étain et le plomb des îles Cassitérides, sur la côte nord-ouest de l’Espagne, ces produits furent à l’origine du mouvement d’Orient vers l’Occident et l’une des cases du conflit entre les Phéniciens, les Étrusques et les Grecs. La fondation de Marseille a sans doute été précédée par la création d’un ou de plusieurs comptoirs exploités avant l’arrivée des Grecs. » Et ce sont les Phéniciens qui donnèrent à ce carrefour commercial le nom qu’il porte.

 

 

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Origine du nom de Marseille

Massalia est en effet la transposition hellénisée de l’ancienne dénomination du lieu où débarquèrent les marins ioniens, mais ce nom ne s’explique par aucun radical grec. À l’origine, il y a le « Mas » ligure qui signifie maison, là où vit le Salyen, qui s’altèrera en « Marsylia » phénicienne, puis en « Marsiho » occitan au Moyen-Âge. Marsylia, contraction de MarsaElia, était cette ancienne dénomination entre les 8e et 7e siècles, donc avant la venue des Grecs d’Ionie. Partout en Méditerranée où le nom d’une ville, généralement un port, porte le radical « Marsa », cette ville est d’origine phénicienne. Ainsi Marsa Matrouh en Egypte, Marsaxlock à Malte, Marsala en Sicile, La Marsa en Tunisie. Pourquoi Marseille ferait-elle exception ?

 

Découverte d’une pierre gravée 

Au mois de mars 1845, en travaillant dans les soubassements d’une antique maison située rue Rouge, près de la Vieille Major, un maçon, le dénommé Allègre découvrit une pierre sur laquelle était gravée une écriture par lui inconnue. Après bien des péripéties, trop longues à narrer ici, c’est l’abbé Bargès, professeur d’hébreu à la Sorbonne, un Provençal originaire d’Auriol, qui traduisit les 21 lignes inscrites, en déclarant plausible la présence d’une communauté phénicienne à Marseille. D’une rigueur toute scientifique, le distingué spécialiste releva tous les détails : netteté de la gravure, fini des caractères, et une conclusion : cette pierre remontait au temps de la plus grande prospérité des colonies phéniciennes. Placée à l’entrée d’un temple de Baal, elle était destinée à faire connaître aux adorateurs de ce dieu ce qu’ils désiraient donner aux prêtres, quand ils voulaient faire immoler tel ou tel animal, lui offrir tel ou tel sacrifice. D’où le nom de « Tarif de Marseille », sorte de nomenclature des diverses espèces de sacrifices (bœufs, boucs, béliers, oiseaux, etc.)

Quoi ! Des Phéniciens ?… Aussitôt s’agita la coterie philhellène de la ville, puissante et influente au XIXe siècle. Indignés, offusqués, mais surtout ignorant tout du phénicien, les fanatiques dévots de l’hellénisme affirmèrent que la pierre, actuellement visible au musée de la Vieille Charité, fut gravée à Carthage au Ve siècle, d’autres avançant le IIIe siècle, d’autres encore qu’elle avait servi de lest à un navire, alors que la pierre (après examen physico-chimique) n’avait jamais séjourné dans l’eau. En fait, ce qu’ils n’admettaient pas, c’était la parenté de Marseille avec un peuple issu d’une race sémitique. Aux yeux de ces grands humanistes, il était plus noble, plus prestigieux de se rattacher à la civilisation grecque ou gréco-romaine…   

                 

Et d’autres vestiges encore 

Mais les faits sont têtus. Car d’autres vestiges confirment la présence phénicienne à Marseille. Exemples : le bénitier de Notre-Dame-de-la-Garde et l’autel votif de Saint-Laurent.

Il y avait naguère, incrustée dans le mur bordant l’escalier de N-D-de-la-Garde menant au pont-levis, une pièce de marbre dont on ne trouve plus trace.  Elle fut enlevée en 1765 pour être placée au bout de la montée du même pont-levis où elle servait de bénitier. Grâce à l’historien Jean-Baptiste Grosson, auteur de l’Almanach historique de Marseille, précieux témoin oculaire, on est en mesure de le décrire. Un autel supporté par un taureau, avec une divinité assise sur son trône et tenant les mains levées vers le ciel.  Soumis à l’expertise de l’abbé Bargès, cet autel se trouvait à l’entrée de la chapelle édifiée en 1218, et que c’est sans doute à cette date qu’eut lieu sa découverte au milieu des décombres d’un édifice plus ancien, et non dans l’enceinte même de la ville. En d’autres termes, c’est sur la colline de Notre-Dame-de-la-Garde que les Phéniciens auraient dressé l’autel votif consacré à un dieu.  Pas à une divinité à qui les Marseillais avaient édifié des temples, comme dit Grosson, mais à une divinité analogue à celles qui étaient adorées par les Phéniciens et les Carthaginois. Une divinité cananéenne reproduite sur modèle par des sculpteurs et envoyée dans toutes les colonies phéniciennes. Laquelle ? Pour l’abbé Bargès, le nom du dieu inscrit était celui de Melkart, le Baal-Melkart. Et l’autel aurait été érigé en souvenir d’une victoire obtenue grâce à une prière adressée au dieu protecteur des Phéniciens.

 

Un autel votif dédié au culte de Cybèle

Un autre autel figurait, toujours selon Grosson, dans l’église Saint-Laurent, où il servit de fonts baptismaux, vestige hélas disparu, comme tant d’autres. L’abbé Bargès qui l’avait étudié lui assigna une origine phénicienne. Autel votif, il était destiné au culte de Cybèle : le sphinx et le lion qui soutiennent cet autel étaient des emblèmes propres à cette déesse. Quoiqu’il en fût, c’était un monument oriental se rapportant à une divinité phénicienne telle Astarté, la Vénus de l’Olympe phénicien.

Ceux qui nient toute présence phénicienne à Marseille doivent réviser leur jugement. D’innombrables débris d’antiquité ont été brisés ou jetés par des mains ignorantes ou vendus à des marchands avides ou qui ont été donnés en cadeaux à des amateurs, à des collectionneurs, à des personnages importants. Pendant les trois derniers siècles, la notion de patrimoine n’existant pas, il a dû s’en trouver des vestiges qui avaient la même origine que ceux dont nous venons de parler. Malheureusement perdus à tout jamais pour la science archéologique et pour le très lointain passé de Marseille. ♦

  • « Marseille Phénicienne chronique d’une histoire occultée » est édité aux éditions Maïa, collection Savoirs partagés.