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Comment construire une économie sans croissance ?

Par Maëva Danton, le 7 novembre 2023

Journaliste

En 1972 déjà, le rapport Meadows sonnait l’alerte : on ne peut pas courir après une croissance économique infinie dans un monde aux ressources finies. Las. La croissance, c’est-à-dire l’augmentation du Produit intérieur brut- n’a cessé, depuis, d’être la principale boussole des politiques publiques partout dans le monde. Au détriment des équilibres naturels, en témoignent le réchauffement climatique et l’extinction massive de la biodiversité. Pourtant, il est encore temps de bâtir une économie prospère -et désirable- qui se passerait de croissance. C’est ce que démontre Timothée Parrique dans son livre « Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance »*.

Elle aurait le pouvoir d’anéantir la pauvreté et les inégalités, d’améliorer la qualité de vie de chacun, de lutter contre le chômage, de financer nos retraites … Et même, teintée de vert, de sauver notre planète. Nombreux sont les discours -politiques, médiatiques …- à parer la croissance économique de mille vertus. De sorte que celle-ci est devenue la principale boussole de nos politiques publiques. Mais que recouvre-t-elle au juste, cette croissance ?

 

Derrière la croissance : le PIB

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Timothée Parrique ©Manon Cha

Qui dit croissance dit en fait augmentation d’un indicateur bien précis : le Produit intérieur brut. Un outil dont l’invention remonte, comme l’explique Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’Université de Lund en Suède, à la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, dans une économie complètement exsangue.

Dès lors, relate-t-il, « le gouvernement américain cherche désespérément à relancer l’activité, sans trop pouvoir évaluer l’efficacité de ses interventions ». C’est là que l’économiste russo-américain Simon Kuznets entre en scène, élaborant un indicateur capable d’agréger « toutes les productions d’une économie en un seul chiffre » : le Produit national brut (PNB). Qui deviendra plus tard le Produit intérieur brut (PIB). PIB qui consiste en fait en une addition de biens et services selon leur valeur monétaire sur le marché. 

 

Un tensiomètre devenu boussole, en dépit du bien-être

Mais une fois la crise passée, cet indicateur que Timothée Parrique compare à « un tensiomètre » s’impose partout dans le monde. Et ce, malgré ses nombreuses limites. 

Car le PIB ne mesure qu’une toute petite partie de l’économie. L’auteur de « Ralentir ou périr » définissant cette dernière comme « l’organisation sociale de la satisfaction des besoins ». Ainsi, le PIB ne prend pas en compte l’immense éventail d’activités ne relevant pas de la sphère marchande : activités domestiques, bénévolat … qui contribuent pourtant de manière significative à la satisfaction de nos besoins. Il est en outre aveugle à la qualité des activités économiques qu’il comptabilise. Incapable de faire « la différence entre le désirable et le néfaste ». Et d’illustrer : « le travail bénévole d’activistes qui se démènent pour protéger une forêt n’a aucune valeur comptable. Alors que les emplois salariés de ceux qui viendront la raser constituent une création de valeur au sens de la comptabilité nationale ». De sorte que Simon Kuznets lui-même déclarait en 1934 que « le bien-être d’une nation peut difficilement être déduit d’une mesure du revenu national ».

 

Comment construire une économie sans croissance ? 2Épuisement de la nature et de l’humain

Si le PIB est donc critiquable, sa poursuite envers et contre tout est également à l’origine de bien des maux dont souffrent nos sociétés. Car pour faire augmenter le PIB, il faut consommer et produire toujours plus. Ce qui signifie exploiter toujours plus de ressources naturelles. N’en déplaise aux promoteurs de la croissance verte, alors que la science – et Timothée Parrique s’y attarde en détail dans son second chapitre- a largement démontré l’impossible découplage entre croissance et préservation de l’environnement. 

La quête de croissance infinie est aussi néfaste pour l’humain, démontre-t-il. Les nombreuses souffrances visibles dans le monde du travail en sont la preuve. De même que la perte de certains liens sociaux au profit de la marchandisation d’un pan toujours plus large de nos activités.

L’auteur répond aussi aux nombreuses objections selon lesquelles la croissance serait essentielle à la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Confirmant la nécessité d’apprendre à se passer de croissance. Et à engager, dans un premier temps, une phase de décroissance. Un terme qu’il définit comme « une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ». Précisant aussitôt qu’une économie n’a pas « vocation à décroître jusqu’à disparaître complètement ». L’idée étant d’atteindre un équilibre entre satisfaction des besoins jugés -collectivement- essentiels d’une part et, de l’autre, préservation des équilibres naturels. 

Vers une économie de la post-croissance

Comment construire une économie sans croissance ?Dès lors, peut se mettre en place une nouvelle étape : celle de la post-croissance. À savoir : « une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de prospérer sans croissance ». Une économie du contentement partagé en somme.

Un chantier qui exige de s’attarder sur quatre projets que détaille l’auteur : repenser notre relation avec le vivant. Transformer la façon dont nous produisons, au profit de plus de circularité notamment. Harmoniser le partage des richesses. Et redéfinir la prospérité au moyen de nouveaux indicateurs plus qualitatifs et plus précis. 

 

Des initiatives prometteuses déjà à l’œuvre

S’agit-il de partir d’une page blanche ? Pas tout à fait. Car tout au long de son livre, Timothée Parrique égraine quelques initiatives inspirantes pour aller dans cette direction. Parmi elles, les budgets participatifs nés dans les années 1980 à Porto Alegre pour décider de façon démocratique d’un budget municipal, dans le cadre d’une définition collective des besoins à satisfaire. L’émergence du concept d’innovation low-tech qui désigne un ensemble de technologies « utiles, accessibles et durables ». 

Sont aussi cités les systèmes coopératifs, les monnaies locales, les buanderies communes ou encore l’expérimentation Zéro chômeur de longue durée qui permettent une juste répartition du travail (bonus), avec en vue la satisfaction de besoins non pourvus dans toutes sortes de territoires. De même que la proposition de Thomas Piketty de mettre en place une dotation universelle en capital (bonus).

Autant d’initiatives qui vont dans le sens d’une satisfaction des besoins essentiels de chacun, dans le respect des équilibres naturels et des humains. Afin de prospérer sans croissance. C’est-à-dire en se posant « la question du bien-être ». 

 

La culture pour dessiner une « pédagogie des miracles »

Comment construire une économie sans croissance ? 3Reste que ces initiatives ont évidemment besoin de s’inscrire dans des politiques plus larges si l’on veut vraiment embarquer dans le navire de la post-croissance. Essentiel pour que la fin de la croissance soit planifiée et non subie, auquel cas l’impact pourrait être négatif sur le bien-être de la société. 

Néanmoins, si la post-croissance est de plus en plus citée -notamment par des entreprises, à l’image de celles du Club des entrepreneurs de Grasse très avant-gardiste sur ce sujet (bonus) – les politiques publiques nationales et internationales semblent bien loin de cet horizon tant le mythe de la croissance est ancré dans les esprits. 

Pour inverser cette tendance et dire « adieu à la croissance », il faut susciter le désir pense l’auteur. « La décroissance est une nécessité écologique, mais c’est aussi une aubaine sociale et existentielle ». Ralentir, c’est se donner la possibilité de « bien vivre », dit-il.

Et pour rendre cet autre modèle de société désirable, Timothée Parrique souligne dans sa conclusion le rôle crucial de la culture. « Nous avons besoin de toute urgence d’une pédagogie des miracles ». Le contraire des nombreuses dystopies que nous offrent régulièrement films et séries. Pour montrer qu’un meilleur chemin est possible. Et donner envie de l’emprunter collectivement. « L’imaginaire est un muscle et le nôtre s’est atrophié, fortement amolli par le manque de vision d’une génération d’économistes qui ne pensaient pas plus loin que le bout de leurs tableaux Excel ». Il est donc tant de reprendre en main nos imaginaires. Et ce livre -très pédagogique- constitue en cela un bon premier échauffement. À vos marques, prêts… ralentissez ! ♦

 

* « Ralentir ou périr. Une économie de la décroissance », par Timothée Parrique. Seuil. 20 euros, 320 pages.

 

Bonus

  • Le Club des entrepreneurs de Grasse – Créé en 1998, ce club a toujours eu vocation à associer entreprises et collectivités locales au service d’un développement durable de son territoire. Actif de longue date sur les sujets de RSE, il a récemment annoncé franchir un nouveau cap. Avec la volonté d’incarner un autre modèle d’économie. Un modèle de post-croissance, dans lequel le développement des entreprises ne serait pas mesuré qu’à l’aune de leurs seuls résultats financiers. Mais prendrait aussi en compte des indicateurs sociaux et environnementaux. Un projet très ambitieux que le Club des entrepreneurs de Grasse entend conduire sur trois ans, à partir d’une feuille de route en cours de définition. Et qui a vocation à essaimer au-delà grâce à une série d’événements ouverts à l’ensemble des acteurs de l’économie. 
  • La dotation universelle en capital selon Thomas Piketty – Le principe : offrir à chaque citoyen un héritage équivalent à 60 % du patrimoine moyen (soit 120 000 euros environ) au moment de ses vingt-cinq ans. Une dotation qui serait financée grâce à un impôt progressif sur la propriété privée. Celle-ci faisant l’objet d’inégalités bien plus importantes que celles portant sur le revenu. L’enjeu serait notamment de favoriser un accès mieux réparti au logement.
  • Territoires Zéro chômeur de longue durée – Présent sur 58 territoires français, ce dispositif lancé en 2016 naît d’une triple conviction. Celle que personne n’est inemployable. Que le travail ne manque pas. Pas plus que l’argent. Concrètement, l’idée est de constituer des entreprises à but d’emploi qui embauchent des personnes sans emploi depuis au moins à an. Rémunérées au smic, celles-ci réalisent des activités correspondant à leurs compétences et aux besoins de leur territoire. Les horaires sont choisis par les travailleurs. Car l’enjeu est d’adapter le travail à l’humain et non l’inverse. Après avoir fait ses preuves en France – où il fait face à une baisse des moyens alloués comme l’expliquait à Marcelle Laurent Granguillaume, le dispositif se développe désormais de manière significative en Europe.