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Comment épingler les fausses publications scientifiques ?

Par Paul Molga, le 23 février 2022

Journaliste

47% de la fraude scientifique concerne les sciences de la santé © photo PixaBay

2% des articles scientifiques publiés à travers le monde seraient frauduleux, écrits par quelque 140 000 chercheurs peu scrupuleux. La course à la publication, devenue effrénée, génère des comportements indélicats, au péril de l’intégrité. De fait, la science n’échappe pas à la compétition, et encore moins à la tricherie. Si le nombre de publications malhonnêtes explose, elles sont aujourd’hui de mieux en mieux traquées, notamment grâce à de nouveaux outils informatiques.

 

Les affaires de plagiat scientifique défraient régulièrement la chronique. Il est vrai que plus le nombre de publications est important, plus les finances abondent ! Sur le serveur Problematic Paper Screener élaboré par le chercheur en informatique du laboratoire IRIT (Institut de recherche en informatique de Toulouse), Guillaume Cabanac, les compteurs s’affolent ! En six mois, le scanner automatique de fraudes scientifiques que ce lanceur d’alerte a conçu avec son confrère grenoblois Cyril Labbé a repéré pas moins de 14 774 publications scientifiques suspectées d’être de grossiers plagiats de tout ou partie d’études déjà publiées. « C’est un tsunami dont nous n’imaginions pas l’ampleur », avoue-t-il.

 

Des formulations douteuses

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Guillaume Cabanac © DR

La suspicion est née en janvier 2021. À l’occasion de ses lectures scientifiques, le chercheur repère de premières anomalies. Des termes aberrants apparaissent dans certaines publications : « péril de la poitrine » au lieu de « cancer du sein », « déception du rein » au lieu d’« insuffisance rénale », ou « profond learning » au lieu de « deep learning »…

Il leur trouve un nom : les « expressions torturées ». « Notre scanner scrute actuellement les 110 millions d’articles scientifiques référencés par la plateforme Dimensions, l’une des plus importantes bases de données d’articles scientifiques. À ce jour, nous avons identifié 3 186 publications contenant au moins deux “expressions torturées” », livre le chercheur.

Il a fait le calcul : trois articles sur 10 000 sont concernés par cette fraude, c’est-à-dire une moyenne de quatre publications par jour… Et, surprise : les plus grandes revues scientifiques, bien que comptant des sommités dans leur comité de lecture, s’y laissent prendre. L’une d’elles a par exemple publié un article sur une valve cardiaque d’un nouveau genre, illustré par un schéma récupéré sur le site d’une entreprise de vente de systèmes d’arrosage alimentant son système par une pile alcaline 9 volts !

 

Des logiciels de paraphrase 

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« En milieu scolaire, les logiciels de paraphrase sont bien connus des tricheurs » © PixaBay

Comment de telles arnaques intellectuelles peuvent-elles passer les mailles d’un filet censé garantir les quatre piliers du sérieux scientifique (désintéressement, scepticisme organisé, bien commun, universalité), édicté en 1942 par le sociologue américain Robert Merton ? L’équipe de Guillaume Cabanac qui compte aussi le mathématicien russe Alexander Magazinov a son hypothèse : « Ces tortures sémantiques ne proviennent pas de simples copier-coller facilement repérables, mais de logiciels de paraphrase bien connus des tricheurs en milieu scolaire », explique le chercheur. À l’aide de ces outils, tout un chacun peut copier une partie de publication et en obtenir une traduction approchante qui va par exemple remplacer « brain waves » (ondes cérébrales) par « mind waves » (ondes de l’esprit).

 

Plagiat asiatique mais pas que

C’est d’Inde et de Chine que provient la majeure partie de ces fraudes scientifiques mais la probité occidentale n’est pas épargnée. « La faute à l’importance accordée au volume plutôt qu’à la qualité des publications dans le CV des chercheurs », dénonce Arnaud Poinçon de la Blanchardière, président du comité d’éthique du CHU de Caen. Pour monter rapidement dans la hiérarchie universitaire, beaucoup succombent à la facilité.

Ce désordre a une origine historique : l’ordonnance Debré de 1958 qui crée en France les CHU. Depuis, les étudiants grandissent dans une certitude devenue un mantra de la science : « Publish or perish », publier ou périr. « Ce système de notation a fait déraper la mécanique d’évaluation des chercheurs », s’agace ce médecin coauteur de plusieurs publications sur la multiplication des revues dites prédatrices, qui profitent de la course à la promotion égocentrée pour en tirer des bénéfices. Leur discours commercial est bien rodé : sous couvert de comités de lecture souvent bidons, elles flattent l’ego de chercheurs incrédules et leur demandent de rédiger un article… dont elles présentent ensuite la facture pour être effectivement publié !

 

 

Absence ou manque de contrôle

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Trois articles sur 10 000 concernés par la fraude, c’est-à-dire une moyenne de quatre publications par jour – photo © PixaBay

Le nombre de victimes, parmi lesquelles des scientifiques confirmés, est tel que le catalogue de ces revues soi-disant d’excellence connaît une explosion : selon le décompte du praticien, elles se montaient à 20 en 2010, plus de 2500 en 2016 et sans doute le double aujourd’hui. Elles représenteraient au moins 15% des éditeurs en 2021, selon Arnaud Poinçon de la Blanchardière. « La plupart des chercheurs reçoivent quotidiennement plusieurs sollicitations de ces revues, et beaucoup acceptent ce deal à quelques milliers d’euros qui leur permet de gravir les échelons ou de se forger une réputation à travers le net. »

Les sites de preprint ou prépublication (lire en bonus), dont le nombre explose de la même façon, jouent le même rôle. Ils proposent aux chercheurs d’esquiver les comités de lecture et d’apposer leur signature sur de nombreux travaux dont ils ne sont pas à l’origine. C’est ce qui a permis par exemple au professeur controversé Didier Raoult d’afficher un record de carrière de plus de 3000 publications en tant qu’auteur ou coauteur, l’équivalent d’une à deux publications par semaine pendant près de 40 ans… Pire : selon le site PubPeer qui référence les articles à problème, un quart d’entre elles seraient frauduleuses.

 

Quels contre-feux ?

Les conséquences de ces abus de confiance ne sont pas anodines : beaucoup de ces publications douteuses sont citées dans d’autres travaux plus sérieux et sont souvent reprises sans recul par les chaînes d’information continues. « Elles entachent l’intégrité scientifique et trahissent nos valeurs », dénonce encore Arnaud Poinçon de la Blanchardière. À l’initiative notamment du Conseil National des Universités, la pédagogie s’est déployée dans les amphithéâtres. Mais ce contre-feu est insuffisant. Confrontés aux lanceurs d’alertes, tels que les sites de post-évaluation PubPeer ou encore Retraction Watch, qui font état de plus de 20 000 suppressions d’articles scientifiques douteux dans les revues à comité de lecture, les plus grands établissements de recherche français se sont emparés de la question.

Le CNRS a ainsi constitué il y a trois ans une mission d’intégrité scientifique. Son responsable, le physicien Rémy Mosseri, en réfère directement au président de l’organisme. Cette police interne s’est saisie depuis de 70 dossiers douteux. « Un tiers sont des accusations de plagiat », comptabilise ce « bœuf-carotte » de la recherche. La moitié dans les sciences de la vie, 20% dans les sciences humaines. Après enquête, conduite parfois avec des organismes partenaires, treize rapports du CNRS ont conclu à une faute et cinq ont débouché sur une sanction disciplinaire. « On est très loin du compte », soutient le lanceur d’alerte Guillaume Cabanac. Son site a créé un tel séisme que la très sélecte revue scientifique britannique « Nature » l’a classé parmi les dix personnalités qui ont le plus marqué la science en 2021. ♦

 

 

Bonus
  • Le preprint. Dans le domaine de la publication scientifique, un preprint – ou prépublication – est la version d’un article que l’auteur soumet au comité de rédaction d’une revue scientifique. Si l’article correspond aux critères de la revue, il est ensuite examiné par des relecteurs, chercheurs dont le profil correspond aux thèmes et aux techniques abordés dans l’article. Ils évaluent le contenu de l’article (méthodologie, présentation des résultats) et peuvent demander à l’auteur des ajouts, modifications, précisions. Cette étape est appelée évaluation par les pairs (peer reviewing). La décision finale de publier revient au comité de rédaction de la revue.

 

  • Conseiller en intégrité scientifique. L’essor de la fraude dans les laboratoires fait peut-être naître une nouvelle discipline : conseiller en intégrité scientifique. Pour tenter de faire face à la méconduite de certains chercheurs, une première formation a vu le jour l’été dernier dans le Béarn. L’Institut de Recherche et d’Action sur la Fraude et le Plagiat Académiques (créé en juin 2016 à Genève) est à l’origine de ce cursus, créé par des chercheurs en sociologie et en communication. « À la faveur du numérique, plagiat, fraude et mauvaise conduite se multiplient, notamment dans les universités et institutions européennes, dénonce sa responsable Michelle Bergadaà. Ce climat est générateur de souffrance pour les chercheurs honnêtes qui croisent chaque jour des délinquants de la connaissance contre lesquels le système ne peut ou ne veut pas agir ». Son institut délivre un diplôme non encore reconnu.

 

  • Quelques chiffres

1400. Le nombre d’articles scientifiques retirés pour fraude chaque année. Ce chiffre ne dépassait pas une quarantaine dans les années 2000. Pas moins de 67% des demandes de retraits sont dues à des cas de fraude scientifique dont des plagiats (10%) et des duplications de publications (14%), soit aujourd’hui près de 0,01% des publications.

1,97%. Environ 140 000 chercheurs à l’échelle mondiale, admettent sur le mode déclaratif avoir un jour falsifié, fabriqué ou modifié des données, et 33,7%, soit plus de deux millions de chercheurs, disent s’être déjà adonnés à des pratiques non déontologiques. Tout y passe : non-déclaration de conflit d’intérêts, non-respect de règles éthiques avec des patients, utilisation des idées des autres sans leur autorisation, utilisation d’informations confidentielles, falsification, plagiat…

47%. Les sciences de la santé sont les plus touchées par la fraude scientifique selon une étude remontant jusqu’à 1800. Suivent les sciences de la vie (17%), les sciences dures (15%) et les sciences de la Terre (4%).

44%. L’augmentation du nombre d’articles de médecine publié dans les journaux anglo-saxons de médecine entre 2001 et 2010. Pendant la même période, le nombre de rétractations a été multiplié par 19.

93%. Le pourcentage d’écoles doctorales proposant une formation à l’intégrité scientifique. Trois quarts rendent cette formation obligatoire, mais elle fait rarement l’objet d’un examen de validation. Le volume horaire est relativement faible : moins de 2 heures pour 13%, entre 2 et 10 heures dans 62% des cas, entre 10 et 20 heures dans 21% des cas, plus de 20 heures dans 4% des cas.