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En quoi les « lieux autres » (ou « hétérotopies ») peuvent-ils nourrir l’espoir ?

Par Monique Pillant et Marc Rosmini, le 5 janvier 2024

membres des Philosophes Publics

L’hétérotopie signale l’étrangeté d’une vitalité hors norme sans se prononcer sur ses bienfaits ou méfaits ©Jardin de Julien
Au cœur de Marseille, des hétérotopies, littéralement des « lieux autres », fabriqués par des collectifs, remettent en jeu les places des unes et des autres, inventent des règles sociales, explorent concrètement d’autres relations, en un mot creusent dans la ville un autre espace social. En compagnie de représentant.es de collectifs et associations, l’UPOP et les Philosophes Publics.ques vous invitent, le temps d’une soirée, à un déplacement vers trois hétérotopies, pour questionner le sens et la portée de ces espaces concrets d’expérimentation de vie alternative.

On peut parfois douter de l’utilité ou de la pertinence de certains concepts, notamment de certains concepts forgés par la philosophie. Pourquoi créer des mots nouveaux ? Pourquoi user de termes savants, comme « hétérotopie », au risque du jargonnage, voire du snobisme ? Nous voudrions proposer ici l’hypothèse selon laquelle ce terme peut nous permettre d’être davantage attentifs à la spécificité, à l’intérêt et à la puissance inspirante de certaines aventures humaines.

Foucault et l’hétérotopie

Nous sommes en 1967 lorsque Michel Foucault emploie le mot hétérotopie, lors d’une conférence au Cercle d’études architecturales, et si le concept d’utopie a déjà une très longue histoire, les concepts de dystopie et d’utopie concrète ne sont pas encore entrés dans les usages. Or, précisément, il s’agit pour Foucault de pointer l’existence concrète, réalisée dans l’espace, de « lieux autres ».

Le mot hétérotopie lui-même est emprunté au vocabulaire médical (1) et signifie l’anomalie de la présence d’organe là où ils ne devraient pas être normalement. L’hétérotopie signale l’étrangeté d’une vitalité hors norme sans se prononcer sur ses bienfaits ou méfaits, contrairement à l’utopie concrète qui donne à espérer en réalisant d’ores et déjà un monde meilleur, ou à la dystopie qui fabrique du désespoir en montrant que l’utopie vire inéluctablement au cauchemar.

Une distribution meilleure des rôles et des pratiques

En quoi les « lieux autres » (ou « hétérotopies ») peuvent-ils nourrir l'espoir ? 2
Souvenir d’un atelier des Philosophes Publics à l’AprèsM, juin 2023 ©DR

En demandant à des représentant.es de l’Ecollectif, des Jardins de Julien et de l’Après M, de témoigner des lieux alternatifs qu’ils inventent, les philosophes-publics.ques font le choix d’espérer en la politique. Il s’agit de donner la parole à celleux qui fabriquent une distribution meilleure des rôles et des pratiques : il ne s’agit pas seulement de témoigner d’une forme de normalité alternative à celle qui domine dans la cité, mais d’espaces où s’expérimente plus d’agentivité, de justice, de démocratie.

Ainsi l’hétérotopie, le temps d’un soir à l’UPOP (2), ce sera seulement l’utopie qui témoigne de sa capacité à se réaliser concrètement dans la cité, au cœur de Marseille. Pour démentir les rabat-joie qui, au nom du réalisme, signalent qu’il faut se résigner à l’ordre établi, parce que les choses sont ainsi et pas autrement quoi qu’on dise ou pense. En effet l’hétérotopie, selon Foucault, est à la fois porteuse d’imagination et de critique, puisque l’une de ses fonctions consiste à représenter, contester et inverser les emplacements habituels que l’on trouve à l’intérieur d’une culture (par exemple, ici, la « prison », le « fast food », etc.).

Dans un jardin, une prison, un fast-food…

Ainsi, aux Jardins de Julien, à Sainte-Marthe, s’expérimente une forme inédite du partage. Là, il ne s’agit pas, comme souvent, de découper en parcelles individuelles un jardin commun, mais de gérer collectivement et démocratiquement une activité écosophique de jardinage.

À l’Après M (3), une association fait vivre conjointement un « fast food social » et une plateforme d’entraide au carrefour des quartiers Nord de Marseille, dans l’enceinte de l’ancien restaurant Mc Donald’s Saint-Barthélemy : c’est un espace de justice sociale qui se creuse au lieu même d’un symbole de l’injustice marchande.

À l’Ecollectif des Baumettes, « lieu » alternatif au cœur de la prison, les détenus (re)deviennent agents en décidant collectivement d’actions d’utilité commune. Ils fabriquent un lieu habitable dans le désert de la prison, oasis où laisser derrière soi l’impuissance liée au désœuvrement. Contre le poids des pseudo-évidences, ils y pratiquent les sciences sociales, et forgent ainsi des capacités d’analyse du monde et de l’ordre établi.

En quoi les « lieux autres » (ou « hétérotopies ») peuvent-ils nourrir l'espoir ? 1
Une visite de détenus de l’Ecollectif au jardin de Julien @DR

Un idéal enviable de démocratie, justice, agentivité

Ces trois hétérotopies marseillaises sont précieuses en un temps où nous sommes bombardé.es de dystopies plus effrayantes les unes que les autres, qui nous signalent qu’il est vain d’espérer en la paix universelle et l’amitié entre les peuples, en la victoire contre le dérèglement climatique, en l’harmonisation des revenus entre les riches et les pauvres, à l’égalité entre tous les humains. Non seulement parce qu’elles tentent de réaliser dès aujourd’hui un idéal enviable de démocratie, justice, agentivité. Mais aussi parce qu’elles nous encouragent à imaginer et penser, critiquer et agir, pour transformer nos lieux de vie en espaces habitables.

Comme l’écrivait Virginie Despentes en 2014, « Je ne sais pas si on peut inventer une façon de vivre ensemble qui ne soit pas basée sur l’abus de pouvoir, sur l’autorité dégénérée, sur les déclinaisons de la violence. Je n’en sais rien. Peut-être que la propagande dit vrai et qu’on est incapable de fermer les usines d’armes et de penser son prochain autrement que comme violable, exploitable, extorquable. Mais je sais que ça change tout que des personnes se rassemblent et inventent des vies à essayer ». ♦

 

(1) L’hétérotopie, parfois appelée choristome, est un terme médical désignant une anomalie congénitale de la situation d’un organe ou d’un tissu qui se retrouve à un endroit du corps où il ne devrait pas se trouver normalement.
(2) Hétérotopies marseillaises, lundi 8 janvier à 19h, dans le cadre des Lundis de l’UPOP, Société des Architectes des BdR, 130 avenue du Prado, 8e 
(3) Les Philosophes Publics proposent des ateliers philo à l’AprèsM tous les 2e dimanches du mois, à midi. Pour lire d’autres tribunes signées Marc Rosmini : c’est ici.