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« Engager son imaginaire au-delà des frontières du connu »

Par Neijma Lechevallier, le 24 octobre 2023

Journaliste

Jean-Louis Étienne est un jeune homme de 76 ans, au regard clair, lavé par la mer et le soleil. En juin dernier, debout sur l’un des caissons de son bateau, Persévérance, amarré dans le port de Marseille, le médecin explorateur a parlé de rêve, d’espoir et de… persévérance. Son grand voilier d’aluminium baptisé, il pouvait s’élancer vers l’océan austral. Et son capitaine poursuivre le cours de ses pensées.

 

Ce baptême du navire avitailleur, le 14 juin dernier, a ouvert le début de la campagne océanographique de la mission Polar POD, prévue jusqu’en 2028. La construction du vaisseau d’exploration Polar POD va commencer dans quelques jours, en novembre, pour de premiers essais en mer au printemps 2025. « Tout part de la force d’une idée, rappelle Jean-Louis Étienne, avec des mots qui ressemblent à ceux de Saint-Exupéry. C’est précieux une idée à laquelle on tient, il ne faut pas l’abandonner, ça n’arrive pas plus qu’une poignée de fois au cours d’une vie. »

Et l’homme sait de quoi il parle. Des idées, il en a eu, beaucoup, qui sont devenues des projets. Jeune médecin, l’appel du large lui murmure au creux de l’oreille. Il abandonne blouse et bistouri pour se lancer à corps perdu dans l’aventure. Cet amoureux de l’inconnu et des horizons lointains embarque à bord du Bel Espoir du Père Jaouen, avec Alain Colas, pour un record de l’Atlantique. Et sur Pen Duick 6, voilier d’Éric Tabarly, pour la course autour du monde. « Je n’étais pas un marin aguerri, ni un alpiniste, mais j’étais médecin, c’est la médecine qui a m’a ouvert les portes de l’exploration, explique-t-il. La médecine est aussi une exploration. »

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Jean-Louis Étienne embarque avec de grands navigateurs en tant que médecin, notamment sur Pen Duick 6.

 

Les grandes expéditions, à la conquête des mers et des montagnes

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Parti le 6 mars de Ward Hunt Island, à l’extrême nord du Canada, Jean-Louis Etienne parvient au pôle Nord le 14 mai 1986. Chaque jour, il marche 8 heures d’affilée sans pouvoir s’arrêter pour déjeuner à cause du froid.

Puis d’autres expéditions suivront : Himalaya, Patagonie, Groenland… En 1986, Jean-Louis Étienne est le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire après 63 jours de marche. « C’est dur le pôle en solitaire. Je m’y suis pris à deux fois. La première, j’ai fait demi-tour au bout de quelques jours. Puis je suis revenu, mieux équipé, mieux préparé. Et j’ai réussi. Chaque matin, quand je me réveillais sous ma tente, et qu’il faisait moins 50 degrés, j’avais la tentation d’abandonner. Il faut résister sans cesse à cette tentation de l’abandon. » C’est aussi à la conquête et la rencontre de soi que cette quête intime semble mener.

« La banquise est un chaos, avec des morceaux qui se chevauchent, des murs de cinq ou six mètres, il faut trouver un passage sur des blocs instables… Je me parlais, parlais à mon matériel – le réchaud c’est le Saint Sacrement, votre vie en dépend…  Réussir c’est 70 % avec la tête et 30 % avec le corps… »

Debout sur son bateau le jour du baptême il a livré un conseil : « Il ne faut pas croire que réussir un projet, réaliser un rêve, est donné. Ce n’est jamais donné pour personne. Il y a des moments de doute, de lassitude. Parfois il faut aller chercher un peu plus loin que le fond de son jardin les bûches pour alimenter son feu, qui s’entretient. »

 

Le petit garçon qui rêvait d’aventures enneigées a forgé son destin

Quelles mannes ont présidé au destin de ce petit garçon né le 9 décembre 1946 à Vielmur-sur-Agout, un village du Tarn, près de Castres ? « Rien dans ma famille ni mon histoire ne me prédestinait au chemin que j’ai choisi. Mon père était tailleur, il faisait des vêtements. Ma mère, d’origine italienne, installée en Alsace avec ses parents, est arrivée dans le Tarn en zone libre, après avoir été chassée de chez elle. Ils ont atterri un peu par hasard dans le village où je suis né. »

Le grand-père faisait des cheminées en briques rouges. « Sur la plaque de sa maison, en Alsace, était inscrit « Charles Baptistel, fumiste » – c’est ainsi que l’on appelait ceux qui fabriquaient des cheminées – ça me surprenait toujours ! », plaisante-t-il. Côté maternel, à part deux tantes parties faire des chapeaux à New York, pas de grands voyageurs.

« Ce sont mes rêves de jeunesse, je suis né dans une maison entre route et champs, il n’y avait même pas l’eau courante… Dans cette maison, à part l’amour, il n’y avait pas grand-chose. J’aimais vivre dehors, la nature était mon refuge, j’étais un peu timide, mais je faisais du rugby quand même. » Derrière la maison, une colline qui blanchit en hiver. Ce seront ses premières aventures. À 14 ans, l’explorateur en herbe campait seul dans les Pyrénées, en hiver évidemment.

Quelques années plus tard, ses parents venaient le chercher au retour de ses expéditions. « Mon père se fichait un peu que je revienne de l’Himalaya, du Groenland ou d’ailleurs, il passait rapidement à ses propres expéditions, et me racontait qu’avec ma mère, ils avaient traversé le Lot à vélo… Ils se sont mis à voyager plus, en France, j’étais heureux pour eux. »

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Antarctica est un navire dont la puissante structure et la forme arrondie de la coque permettent d’échapper à l’écrasement par la banquise.

 

D’un CAP à médecine, l’homme qui trace son chemin en toute liberté

 

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Médecin d’expédition maritime, Jean-Louis Étienne participe aussi à des missions dans l’Himalaya.

Jean-Louis Étienne a toujours tracé son chemin hors des sentiers battus, comme il l’entendait. « Je n’étais pas très fort à l’école, je n’avais pas des résultats me permettant de rester en parcours général. Au début, je voulais faire un CAP de charpentier, mais il n’y avait plus de place. On m’a orienté en CAP de tourneur fraiseur… J’étais un peu surpris, mais je me suis intéressé à ces études. » Et surtout, il a découvert les mathématiques. Une révélation. À tel point que l’un de ses professeurs pousse pour qu’il rejoigne le parcours général.

« J’ai passé le bac, c’était inespéré pour moi », se souvient-il. Et ensuite, s’inscrit en médecine. On est en 1968. « C’était un peu le bazar, et les profs lisaient leurs polycopiés en amphithéâtre, c’était ennuyeux. » Le jeune homme se présente au bloc, curieux, et fini par y être non seulement admis, mais adoubé. « Je me présentais tous les matins, on me connaissait, et puis un jour, le chirurgien dit : « Habillez Étienne ». C’est un moment de grande émotion, dont je me souviendrai toute ma vie. »

 

Un chemin écrit à l’encre de ses rêves et contre la tentation de l’abandon

L’étudiant finit par participer à de petites opérations, bien avant la plupart de ses camarades. « Ça avait été le coup de foudre, avec la chirurgie, je retrouvais en médecine le travail manuel, c’était une évidence pour moi. J’ai aimé l’ambiance du bloc, l’équipe, tout. Ça a été une forme de regret, mais je ne changerais pour rien au monde la voie que j’ai choisie. Plus tard, des confrères venaient me voir après des conférences, en me disant des choses gentilles, et je leur disais que je dormais souvent dans ma voiture et vivais encore chez mes parents. »

Après avoir participé aux expéditions menées par d’autres, l’explorateur décide que les prochaines seront les siennes. Deux moments particuliers écrivent le début de cette histoire. Lors d’une opération de sauvetage menée dans l’Himalaya et surtout lorsqu’il parvient au pôle en solitaire, où il est submergé d’une immense émotion. « C’est un moment d’une très grande intensité, tout est heureux, rapporte Jean-Louis Étienne. Au pôle on oublie tout, j’aime me sentir en apesanteur du monde, qui pèse si lourd parfois. »

Il va monter ses propres expéditions, avec tout ce que cela comporte de joie, d’émotions, mais aussi de tension et de pression. « Le baptême de Persévérance, c’est une immense joie, beaucoup d’émotion, mais aussi un soulagement, une libération. Parce que ce sont des mois de préparation. C’est l’aboutissement d’un long cheminement, et lorsque le rêve a pris forme, rien ne peut plus arrêter le départ vers ces espaces qui portent mes rêves ».   

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Lors de l’expédition au Spitzberg (entre novembre 1995 et juin 1996), Antartica est pris par les glaces du pôle Nord ©DR

 

Expéditions et famille : une délicate équation… sauf si tout le monde embarque

Jean-Louis Étienne déclare avoir été le très heureux « papa tardif » de deux fils, Ulysse et Elliot, qu’il a eus avec Elsa Peny-Étienne. « On est séparés depuis douze ans, on travaille ensemble dans de bonnes conditions, on partage du temps avec nos enfants », dit-il. Son ancienne compagne est aujourd’hui la directrice opérationnelle de l’expédition Polar POD.

« Je me souviens d’une expédition, une dérive arctique de quatre mois sur un brise-glace nucléaire soviétique, quelque chose d’un peu fou, Elsa était venue me chercher sur la banquise avec notre aîné qui avait quelques mois quand j’étais parti. On s’est alors dit que la prochaine, on partait en famille, cela a été Clippertone, plus tropicale, dans le Pacifique. »

Est-ce que leurs enfants suivent leurs traces ? « Ils n’en ont pas du tout l’intention !, annonce leur père. Le premier aime les maths et le second est dans la physique quantique – c’est aussi une forme d’exploration. »

 

Ressources pédagogiques et jumeau numérique pour apprendre et rêver

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Des contenus pédagogiques sont mis à disposition des enseignants et des élèves. Dont une encyclopédie polaire. ©DR

Un programme pédagogique national et international accompagne cette expédition. Objectif : « ouvrir au plus grand nombre le monde de l’expédition scientifique en abordant des thèmes transversaux comme le changement climatique et la biodiversité marine ». Ressources en ligne pour les classes, avec le « jumeau numérique », l’ePOD, pour faire découvrir aux élèves les métiers liés à ces expéditions. En plus des recherches scientifiques et de la navigation menées, encyclopédie polaire et PolarPODibus, minibus dédié à l’expédition, aménagé avec des supports de médiation scientifique, complètent les missions.

Ce bus itinérant doit sillonner la France à la rencontre des écoles, collèges, lycées et lieux de culture scientifique tout au long de l’expédition. Le tour a commencé en janvier 2023 avec les écoles des académies de Versailles, Rennes et Toulouse. D’ailleurs, un modèle réduit du Polar POD a été construit par des élèves de BTS du lycée Rascol d’Albi. Et une reproduction miniature, utilisée pour la médiatisation du projet, par les élèves du lycée Diderot à Paris.

« La jeunesse a besoin de rêve, de modèles d’audace, d’engagements incitatifs, de croire en ses ambitions, affirme Jean-Louis Étienne. Oser c’est engager son imaginaire au-delà des certitudes, des frontières du connu. » ♦

Bonus

Jean-Louis Étienne en quelques dates 

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    Le Persévérance © PolarPod

    9 décembre 1946. Naissance à Vielmur-sur-Agout (Tarn), près de Castres.

  • 1975. Médecin breveté dans la marine marchande.
  • 1977-1978. Médecin sur le voilier Pen Duick VI d’Éric Tabarly pour la Course autour du monde.
  • 14 mai 1986. Premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire, tirant son traîneau pendant 63 jours.
  • 1989-1990. Expédition Transantarctica : avec une équipe internationale de 6 personnes, plus longue traversée de l’Antarctique jamais réalisée (6 300 km) en traîneaux à chiens.
  • 1991-1992. À bord du voilier polaire Antarctica – aujourd’hui rebaptisé Tara – départ pour la Patagonie, la Géorgie du Sud et la péninsule Antarctique.
  • 2002. Mission Banquise, une dérive de trois mois sur la banquise du pôle Nord, à bord du Polar Observer pour un programme de mesures sur le réchauffement climatique.
  • 2005. Expédition sur l’île Clipperton pour un inventaire de la biodiversité et un état de l’environnement de cet atoll français du Pacifique.
  • Juin 2023. Baptême de Persévérance, début des premiers relevés en juillet.
  • Juin 2025. Baptême de Polar POD et départ de l’expédition pour trois années en mer.