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Avec Polar Pod, Jean-Louis Etienne veut sonder l’océan Austral

Par Paul Molga, le 6 septembre 2023

Journaliste

Polar Pod est équipé de capteurs, de mâts et de voiles lui permettant d'infléchir son cap, pour éviter un iceberg ou corriger une dérive ©Polar pod
Le médecin-explorateur va lancer une nouvelle expédition océanique autour de l’Antarctique. Polar Pod, son laboratoire flottant sans coque ni moteur dérivera pendant trois ans dans les eaux du puissant courant circumpolaire pour recueillir des données inédites sur l’évolution du climat. La question taraude des scientifiques : comment cet océan agit-il sur l’atmosphère ?

 

[Dans le cadre de l’éducation aux médias, avec le soutien de la Région Sud, une version radio pour les lycéens]

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Ils rugissent, hurlent et déferlent. Au-delà du 40e parallèle, les vents qui agitent l’océan Austral ont raison de la curiosité des scientifiques. Impossible d’observer durablement cette mer hostile. Des outils existent, tels que flotteurs dérivants et animaux équipés de capteurs qui fournissent aux chercheurs quelques paramètres utiles complétés par des missions océanographiques. Mais les données recueillies sont parcellaires, regrette la communauté scientifique. Le médecin explorateur français Jean-Louis Etienne a trouvé le moyen de leur venir en aide avec Polar Pod. Sa plateforme océanographique habitée et dérivante est destinée à voguer autour de l’Antarctique, poussée par le courant circumpolaire.

 

Une capsule habitable de plusieurs étages


L’engin s’inspire du Flip (Floating instrument platform) imaginé en 1962 par les scientifiques du laboratoire de physique marine de Scripps pour étudier la propagation des ondes acoustiques sous-marines. Son architecture unique et son système de ballast atypique en avaient alors fait une curiosité mondiale.

Le Polar Pod en modernise le principe en lestant une capsule habitable de plusieurs étages d’une longue quille de 150 tonnes plongeant à 80 mètres sous la surface. L’étrave forme un treillis métallique qui se laisse traverser par les vagues, protégeant du roulis l’équipage perché à 10 mètres au-dessus des flots.

« Cette architecture est capable d’affronter des vagues scélérates de 38 mètres, et même dans la tempête, elle assure la stabilité de la plateforme », explique Jean-Louis Etienne. Bardée de capteurs, elle dispose aussi de mâts verticaux avec des voiles lui permettant d’infléchir son cap, pour éviter les icebergs et corriger une dérive risquant de l’éjecter du courant circumpolaire.

Avec Polar Pod, Jean-Louis Etienne veut sonder l’océan Austral
Une capsule habitable de plusieurs étages sur une longue quille de 150 tonnes plongeant à 80 mètres sous la surface ©Polar Pod

 

Persévérance va parcourir plus de 90 000 km

La construction de cet engin n’est pas achevée mais son navire avitailleur, Persévérance, a appareillé de Marseille avant l’été. « Ce bâtiment logistique va recueillir des données inédites, complémentaires de celles enregistrées par la capsule dérivante, grâce à sa durée d’observation en mer et au nombre de trajets logistiques qu’il va effectuer dans l’océan antarctique », indique le directeur scientifique de l’expédition, Hervé Le Goff.

Il réalisera des rotations tous les deux mois depuis les terres les plus proches. « Une vingtaine de transits sont prévus sur la durée de l’expédition. Au terme de la mission – trois ans et deux tours pour scanner l’Antarctique -, Persévérance aura parcouru plus de 90 000 km pendant lesquels ses capteurs recueilleront une quantité de données en continu pendant les quatre saisons. L’exploration de l’océan Austral n’a jamais été aussi loin », poursuit l’ancien scientifique de Tara.

Polar Pod, le navire vertical de Jean-Louis Etienne à l’assaut de l’océan Austral
Polar Pod et le navire avitailleur Persévérance ©Polar Pod

 

Combler les lacunes sur l’Antarctique

Pas moins de 43 instituts de recherche provenant de 12 pays utiliseront les données de Polar Pod et de son navire-pilote. « On attend énormément de cette expédition pour combler les lacunes du « major data gap » antarctique », jubile le coordinateur scientifique du programme, David Antoine, directeur de recherche CNRS à l’Observatoire océanologique de Villefranche-sur-Mer. Grâce à ce scan géographique, les chercheurs espèrent décrypter le mécanisme complexe de la pompe australe.

Ce qu’ils savent, c’est que la libre circulation de son courant entre l’Atlantique, l’océan Indien et le Pacifique, sa fraîcheur (entre -1,8°C et 10°C) et sa puissance (150 millions de mètres cubes par seconde, soit 150 fois le débit de tous les fleuves du monde), en font le principal puits de carbone océanique de la planète. Il absorbe sans doute la moitié de la quantité de CO2 ingérée par l’ensemble des océans. Il joue donc un rôle essentiel dans la régulation du climat planétaire. Mais comment ?

 

 

Dynamique océanique, puissance des vagues, quantité de bulles…

L’organisation des échanges entre l’océan et l’atmosphère dépend en effet de quantité de paramètres tels que les conditions météorologiques, la dynamique océanique mais aussi la puissance des vagues, la quantité de bulles, les aérosols, les flux de sédimentation dans les colonnes d’eau océaniques…

« Parvenir à modéliser ces éléments permettra d’étudier l’amplitude, la variabilité spatiale et temporelle des échanges biochimique dans cette région. De comprendre les transformations physique, chimique et biologique qui s’exercent à toutes les profondeurs de l’océan Austral. Ainsi que la façon dont les phytoplanctons plongent dans les abysses et stockent la matière carbonée dans les sédiments », explique Frédéric Planchon, chercheur au Laboratoire des Sciences de l’Environnement Marin (LEMAR).

Un inventaire de la biodiversité marine australe

Avec Polar Pod, Jean-Louis Etienne veut sonder l’océan Austral 1

Gravure d’un calmar géant échoué en 1877 sur la baie Trinity, à Terre-Neuve © Wikimedia commons

D’autres axes de recherche intéressent les scientifiques. À commencer par l’inventaire de biodiversité marine australe. Polar Pod est un navire sans moteur. Son silence permettra donc de réaliser des relevés acoustiques inédits de l’univers sous-marin. « Les chercheurs vont littéralement pouvoir se fondre dans l’océan, sans perturber le milieu étudié », promet Jean-Louis Etienne. Les observations de son navire vertical vont documenter en continu pendant trois ans un inventaire faunistique d’une ampleur inédite. Elles aideront aussi à comprendre comment et en quelles quantités ce réservoir de biodiversité largement méconnu exporte des matières nutritives vitales pour les écosystèmes des plus basses latitudes.

Les chercheurs espèrent enfin percer certains mystères de l’adaptation en étudiant in situ la façon dont le vivant réagit face aux changements que nous leur imposons. Ils espèrent une cerise sur le gâteau : filmer et étudier dans son milieu le mythique calamar géant, ce céphalopode parfois plus gros qu’un bus qui ose affronter cachalots et grands requins. ♦

 

Bonus
  • L’Antarctique n’est pas épargné par la pollution plastique. En analysant un échantillon de glace prélevé en mer, des chercheurs de l’Institut d’études marines de l’université de Tasmanie ont découvert qu’il contenait des microplastiques, à raison de 12 particules par litre en moyenne. Leurs résultats publiés dans The Marine Pollution Bulletin suggèrent que cette glace faite d’eau de mer gelée qui flotte à la surface des océans polaires pourrait fortement perturber la biogéochimie et les réseaux trophiques du milieu. Ce piégeage glaciaire les rendrait « plus disponibles pour la consommation par des organismes marins tels que le krill, une espèce clé dans les écosystèmes de l’océan Austral » explique Anna Kelly, coautrice de l’étude. Situés à la base de la chaîne alimentaire, ces animaux pourraient servir de porte d’entrée pour atteindre les autres organismes. Quatorze types de polymères, d’une taille relativement importante, ont été identifiés dans les échantillons.

La source de cette pollution serait plutôt locale : plus de 21 000 touristes et chercheurs se rendent chaque année en Antarctique. Les courants sont également en cause. De plus en plus d’études montrent que l’océan Austral, pourtant très éloigné, n’est pas coupé du reste du monde. Outre des plastiques, les scientifiques ont retrouvé des amas d’algues exogènes à la dérive parvenant jusqu’aux côtes antarctiques. Ils craignent que l’établissement de nouvelles espèces exerce une pression sur la faune et la flore endémique jusqu’alors épargnées.

 

 

  • L’Océan Austral. Les températures marines australes varient entre environ −2 °C et 10 °C. Leur intensité est notamment due au contraste de température entre la glace et l’océan ouvert. En hiver, l’océan gèle au-delà du 65e parallèle dans le secteur pacifique et du 55e dans le secteur atlantique.

35 millions de km2, voilà l’étendue de l’océan austral. Il couvre 10% de la surface des océans mondiaux au sud du 60e parallèle sud et sur toute la circonférence du globe, entourant l’Antarctique.

L’océan Austral est le plus jeune des grands océans de la Terre. Son existence remonte à seulement 30 millions d’années, lorsque l’Antarctique et l’Amérique du Sud se sont séparés, ouvrant le « passage Drake » qui a donné naissance au courant circumpolaire antarctique.