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De Gardanne à Dakar : des cosmétiques ethniques et éthiques

Par Maëva Danton, le 15 novembre 2021

Journaliste

les peaux foncées ont leurs spécificités que l’industrie cosmétique avait complètement éludées @Pixabay

Plus riches en mélanine, les peaux foncées ont leurs spécificités que l’industrie cosmétique avait complètement éludées. Résultat : une efficacité moindre, qui pousse certaines femmes à se tourner vers des produits dangereux. Pour y remédier, Abd Haq Bengeloune et Laïla Mkimer ont créé In’Oya, une marque de cosmétiques entièrement dédiée à ce type de peaux. Présente dans les pharmacies françaises et sur internet, l’entreprise vient d’ouvrir un showroom à Dakar. Elle veut en faire un lieu au service de l’émancipation des femmes.

 

Chemise blanche à carreaux et sourire aux lèvres, Abd Haq Bengeloune est fier de présenter son équipe. D’un pas enthousiaste, il me conduit jusqu’au lumineux espace de travail que partagent les salariées du siège gardannais de l’entreprise. « Voici Sarah du service client. Dina la responsable des opération. Jessica qui est alternante et apporte un regard neuf à notre stratégie marketing … ». Il poursuit les présentations mais quelque chose m’interpelle. Certains de ces visages me semblent familiers… Mais oui ! Ce sont ceux qui donnent vie aux affiches de la marque, juste là, sur le mur. Mais aussi sur les réseaux sociaux.

« Chez nous, l’image est toujours portée par nos salariées », assure l’entrepreneur. Un fait rare dans les cosmétiques où l’on préfère recourir à des mannequins professionnels. « Nous voulons montrer que nous ressemblons à nos clientes ». Un argument marketing auquel il faut ajouter une forme d’engagement en faveur de l’égalité hommes-femmes. Une manière de montrer qu’une femme peut être à la fois être belle -la beauté étant considérée dans toute sa diversité- et compétente dans un domaine aussi technique que la relation client ou l’innovation.

 

Les peaux noires et métissées : terra incognita de la recherche scientifique

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Abd Haq Bengeloune et Laila Mkimer, cofondateurs d’In’Oya @In’Oya

Abd Haq Bengeloune le revendique. Il est « féministe ». Cela lui vient de sa grand-mère. Une femme forte. Libre. « Elle était persuadée qu’un des principaux problèmes de l’Humanité, c’est de se priver du talent de la moitié de sa population ».

Jeune ingénieur mécatronique, Abd Haq Bengeloune débute sa carrière autour d’un projet de laser destiné à effacer les traces de chirurgie post-opératoires. « Je menais au Brésil une étude sur l’effet de cette technique sur les peaux noires ». Efficace sur les peaux blanches, il se trouve que, contre toute attente, la technologie échoue totalement sur les peaux foncées.

L’ingénieur veut comprendre et convoque pour cela la littérature scientifique. C’est alors qu’il s’aperçoit qu’aucune étude ne s’est intéressée à ce type de peau. « La plupart des molécules sont testées sur des peaux blanches. Masculines le plus souvent ». À partir de cela, les même résultats sont appliqués à toutes les autres pigmentations.

Conséquence : des cosmétiques à l’efficacité moindre, si ce n’est nulle. C’est le cas des crèmes anti-taches. « Les peaux foncées mettent plus de temps à cicatriser. Lorsque les femmes ont tout essayé pour gommer ces traces et que rien ne marche, elles ont deux solutions. Soit elles mettent des tonnes de maquillage. Soit elles se tournent vers des molécules comme l’hydroquinone (bonus) ou la cortisone ». Les risques sont alors nombreux : défenses immunitaires au rabais, infections rénales, asthme, voire mélanomes sur des peaux pourtant peu à risque.

L’entrepreneuriat comme acte politique

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L’équipe gardannaise d’In’Oya @MGP

Face à cela, Abd Haq Bengeloune veut agir. « J’aurais pu monter une ONG. J’ai préféré devenir un industriel qui utilise les mêmes stratégies marketing. Pour être à armes égales ». Au départ, l’enjeu est d’étudier les peaux noires et métissées. Le chef d’entreprise s’appuie alors sur l’Institut Marie Curie, le CNRS et Aix-Marseille Université. Ses recherches, auxquelles il consacre 20 à 30% de son chiffre d’affaires, lui permettent de découvrir quels sont les processus qui conduisent à l’apparition de taches sur les peaux noires. Mais aussi quelle molécule permet de les faire disparaître.

Une fois ces trouvailles brevetées, In’Oya se lance en 2015 dans la commercialisation d’un premier produit anti-taches. Puis la gamme s’étoffe, jusqu’à proposer une quinzaine de références. Beaucoup sont conçues à partir d’actifs venus Afrique, dans le cadre d’un projet destiné à soutenir l’agriculture locale tout en freinant l’avancée du désert (bonus).

 

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Quelques produits de la marque @In’Oya

Un développement international

Dans un premier temps, l’entreprise fait le choix de s’implanter en France, reconnue pour son savoir-faire en cosmétiques. En plus de ses ventes en ligne, In’Oya est aujourd’hui présente au sein de 700 pharmacies, dont les plus grosses officines franciliennes.

Le marché hexagonal étant donc bien couvert, l’entreprise regarde désormais du côté de l’Afrique. Pour des raisons économiques – les coûts d’installation sont moindres tandis que le nombre de personnes à la peau foncée est plus élevé. Autant que morales. Avec l’ambition de créer de l’emploi sur place tout en rendant les femmes plus exigeantes quant aux produits qu’elles appliquent sur leur peau.

 

À Dakar, un showroom pour informer et inspirer les femmes

En juin 2021, In’Oya inaugure son premier showroom à Dakar, où 7 salariés sont embauchés. S’étalant sur 400 m², ce lieu permet d’acheter les produits de la marque, mais pas seulement. « Nous y proposons du diagnostic de peau. Du maquillage. Du conseil. Un bar à cocktails dont les bénéfices sont reversés à une association comme Racines de l’espoir qui aide les enfants des rue ». Le showroom comprend par ailleurs un espace de discussion où tous les sujets peuvent être abordés librement. « L’ambition c’est d’inspirer. De dire aux petites filles de ne pas brider leurs rêves et d’inviter des femmes à témoigner de leur parcours. Pour inspirer les autres ».

À travers ce lieu, l’entreprise souhaite contribuer à l’émancipation des femmes tout en les fidélisant.  « Si on rend les femmes exigeantes, elles choisiront In’Oya plutôt que des concurrents peu scrupuleux ».

 

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L’équipe d’In’Oya au complet, avec les salariées de Gardanne, ceux de Dakar et les deux fondateurs. @In’Oya

Des ambitions qui se heurtent à des moyens limités et à une rude concurrence

Après Dakar et, peut-être, Abidjan (bonus), l’entreprise aimerait dupliquer le concept à Paris. Mais les coûts étant beaucoup plus élevés, il faudra alors penser à une levée de fonds. « Ce serait une manière de rendre à nos investisseurs [à savoir Région Sud Investissement, Crédit Agricole Alpes Provence et Banque populaire méditerranée, ndlr] la monnaie de leur pièce ». Et aussi de franchir un nouveau cap. Pour gagner de l’amplitude sur un marché phagocyté par des géants.

Car In’Oya assume avoir de l’ambition. Parfois au-delà de ses moyens. « C’est assez fatigant, reconnaît Abd Haq Bengeloune. On est sur le fil du rasoir. Dès qu’on gagne un peu plus d’argent, on embauche ou on mène des œuvres sociales. On n’a pas de vision patrimoniale ». Dans le même temps, il faut se confronter à « la triche de certains concurrents ». Des majors peu soucieuses de l’environnement et de la santé des consommatrices mais qui, grâce à d’importants moyens de communication, parviennent à gagner autant de crédit qu’une entreprise plus petite qui s’engagerait de manière sincère.

 

Contribuer à réduire le poids des diktats de beauté

« Ce qui me motive c’est ma fille », assure Abd Haq Bengeloun. Elle a six ans. « J’ai envie de construire un monde où elle puisse se sentir fière de sa couleur de peau et de ses cheveux frisés. Où elle puisse être aussi libre que son père, sans se mettre en danger. Nous, les hommes, on n’est pas obligé de se poser autant de questions sur notre manière de nous habiller, de nous raser ou pas, selon le lieu où l’on vit. Ou le moment où l’on sort. Les femmes si ».

À son échelle, il voudrait contribuer à les libérer de ce fardeau. Des injonctions patriarcales. Des diktats instaurés du temps de la colonisation. Puis par l’industrie de la mode. Afin de laisser aux femmes suffisamment d’air pour exprimer leurs talents. Des talents dont le monde aurait bien tort de se passer. ♦

 

Bonus

  • La Grande muraille verte – Portée par l’Union africaine, cette initiative imaginée en 2002 vise à lutter contre les effets du réchauffement climatique et de la désertification du continent. Pour cela, le projet prévoit de créant une mosaïque d’écosystèmes verts et productifs censés créer de l’emploi. Au départ, l’ambition est de constituer un couloir de 7800 km traversant 11 pays du continent, reliant Dakar à Djibouti. Quinze ans après son lancement, seuls 4% de la superficie prévue ont été restaurés. L’entreprise In’Oya s’appuie néanmoins sur ce projet dans sa recherche d’actifs innovants. C’est ainsi qu’elle a pu breveter un actif émanant du noyau de dattier du désert pour ses propriétés anti-taches. Un brevet déposé au nom de l’Université de Dakar à qui In’Oya verse des royalties.
  • Des bourses d’excellence pour aider de jeunes femmes à entreprendre des études supérieures –  Si tout se passe bien et que le showroom dakarois fonctionne bien sur la durée, l’entreprise souhaiterait mettre en place un système de bourses d’excellence pour les jeunes femmes. « Au Sénégal, on voit des lycéennes qui obtiennent mention Très Bien au bac -ce qui est assez exceptionnel là-bas- mais qui se marient l’année suivante. Et ne vont donc pas à l’université alors qu’elles avaient tellement à apporter à la société. Notre objectif à terme est de financer chaque année 5 à 6 bourses pour les aider à s’installer et à poursuivre leurs études ».
  • Côte d’Ivoire – Après Dakar, c’est à Abidjan, en Côte d’Ivoire, qu’In’Oya souhaiterait s’installer sur le continent africain, en partenariat avec une entreprise locale. Pour l’heure, celle-ci distribue les produits de la marque. Devrait s’ensuivre un second showroom, sur le modèle dakarois.

 

 

  • Hydroquinone – Utilisée dans l’industrie du caoutchouc, c’est par hasard que cette molécule révèle, dans les années 1930, ses propriétés éclaircissantes. Dans une tannerie texane, les ouvriers noirs et mexicains au contact de la molécule constatent une dépigmentation des zones au contact du produit. L’effet est tel que la molécule est rapidement exploitée par l’industrie cosmétique qui souhaite proposer des produits éclaircissants, aux États-Unis comme en Afrique. Et la demande est là, tant les standards de beauté valorisent les peaux claires. Avec le temps, on découvrira les effets néfastes de la molécule. Parmi eux : une dépigmentation en confettis, de la dépression immunitaire, des irritations, auxquelles s’ajoutent des soupçons d’effets cancérigènes. À tel point que ces pratiques industrielles relèvent désormais d’un enjeu de santé publique. Avec des interdictions et des campagnes de prévention dans plusieurs pays du monde.
  • Contact – Pour découvrir ou se procurer les produits de la marque, vous pouvez vous rendre sur sa boutique en ligne.