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La Charrette, le réseau social des professionnels du locavore

Par Marie Le Marois, le 23 octobre 2023

Journaliste

Le brasseur La Rochoise (à gauche) est un des utilisateurs de La Charrette, entreprise cofondée par Laura Giacherio (à droite) @Marcelle

Les Français ont de plus en plus d’appétence pour le local, pourtant l’offre est peu développée. Seulement une exploitation sur quatre vend en circuit court. Une des raisons est la logistique complexe de ce mode de commercialisation. Pour y remédier, La Charrette, société fondée en 2016 par deux sœurs savoyardes, vient de créer le premier réseau social entre pros du local.

 

Une charrette sert à transporter les produits de la terre d’un point à un autre. Avec Marie et Laura Giacherio, elle est bien plus : un booster de la filière locale, dans toute la France. Les deux sœurs savoyardes ont lancé le 5 octobre 2023 une sorte de LinkedIn géolocalisé. Y sont référencés 8000 producteurs, 2000 acheteurs pros (magasins, restaurants, cantines…), 5000 transporteurs et 200 collectivités.

Les utilisateurs de La Charrette, une fois l’adhésion payée (de 50 euros à 250 euros), peuvent identifier sur la carte un acteur du local autour de chez eux. Trouver un entrepôt à partager, un transporteur ou une épicerie bio. Ou bien encore utiliser le service de co-livraison qui existe depuis 2016.

 

« Est considéré comme circuit court un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte. À condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur », ministère de l’Agriculture. 

Co-livraison entre producteurs

La Charrette, un nouveau réseau social pour professionnels du local 6
Marie et Laura Giacherio, fondatrices de La Charette

La livraison partagée est une sorte de ‘’Blablacar’’ pour producteurs et artisans. Chacun inscrit sur son profil ses tournées et/ou ses besoins. Et se contacte via messagerie privée. Cet outil répond à une problématique : la logistique locale, maillon faible du système des circuits courts. « Contrairement à la filière longue, cette filière n’est pas organisée.

Les producteurs font non seulement des bornes pour livrer, mais en plus roulent quasi à vide car ils ont peu de volume », expose Laura Giacherio, accoudée à une table dans un bistrot de La Roche-sur-Foron (Haute-Savoie), son fief familial. Elle ajoute : « avec la multiplication des points de distribution, ils consacrent la moitié de leur temps en transports. Une activité chronophage, polluante et coûteuse ».

 

Gain de temps et d’argent

Confiturière
Christelle Froidevaux est également une utilisatrice de la Charrette. Elle réalise des confitures uniquement avec des fruits de saison @Marcelle

Sur le pas de sa brasserie artisanale, également à La Roche-sur-Foron, Etienne Pillet, confirme les propos de Laura Giacherio : « J’ai 150 points de livraison. Ça me prend l’équivalent de 35 heures par semaine et 5 à 600 euros par mois d’essence ». Faire appel à un transporteur ? Trop cher par rapport aux distances et aux quantités. En outre, « c’est important de tisser des liens avec les commerces de proximité ». Il co-livre – ou on lui livre – « au coup par coup, uniquement pour des petits volumes ». Et collabore avec trois acteurs du coin. Ce service lui a déjà permis de vendre au-delà de sa zone habituelle. « Grâce à un producteur de fromages, j’ai vendu dans les magasins de montagne et de stations, sinon je n’y serais jamais allé. Trop loin », souligne celui qui fabrique 8000 litres de bière par mois avec du malt bio essentiellement local (bonus).

Le directeur de La Rochoise doit livrer 17 cartons de bières au magasin de producteurs Terre Ferme, à 25 kilomètres de là. Il passe d’abord chez l’artisan confiturier Prom’nades Gourmandes prendre trois cartons de confitures à déposer au même endroit. Ce détour de dix minutes n’est « pas grand-chose » pour Etienne Pillet. Un geste précieux pour Christelle Froidevaux, la confiturière. Pour un si petit volume, il n’est en effet pas intéressant pour elle d’expédier.

 

90 024 exploitations sur 389 779 vendent en circuit court : 79 228 en vente directe (à la ferme, sur les marchés…), 46081 en vente indirecte (magasin, restaurant…). Une même exploitation peut avoir plusieurs modes de vente en circuit court.

 

Être informé des tournées 

La Rochoise
Etienne Pillet et Christelle Froidevaux se sont rencontrés via La Charrette en 2019 @Marcelle

Généralement, la co-livraison est impulsée par « celui qui cherche à livrer », précise le jeune homme de 25 ans. La cofondatrice des Prom’nades Gourmandes ajoute, tout en mélangeant dix kilos de figues dans son chaudron : « On sait à force qui va où, à quelle fréquence et si le client est commun ». Finalement, La Charrette permet aux co-livreurs moins de faire connaissance – « on se connaît tous plus ou moins » – que d’enregistrer les tournées de chacun.

Les deux artisans ont payé à La Charrette leur mise en relation. « Mais ça n’allait pas plus loin que 5 euros avec l’assurance », croit-il se souvenir. Puis ils ont collaboré seuls, sous la forme d’un « échange de bons procédés ». Par exemple, pour le coffret de Noël, « elle me prend des bières, je lui prends des confitures », explique le brasseur, tout en rangeant dans les rayons de Terre Ferme ses 17 caisses de bières. Idem avec son voisin le torréfacteur, pas de contrepartie financière : « Chacun livre à son tour selon les dispo ». Ils fonctionnent à la confiance et ne craignent pas la casse. « Ce sont des artisans comme moi, ils prennent soin des produits ».

 

Étoffer son carnet d’adresses

Christelle Froidevaux
Christelle Froidevaux lui confie trois cartons de confitures @Marcelle

Au départ uniquement dédiée à la co-livraison, La Charrette évolue une première fois en 2019. Alors qu’elles ont obtenu le décret autorisant la logistique collaborative entre agriculteurs, les fondatrices réalisent que la plateforme a certes beaucoup d’inscrits. Mais peu de co-livraisons. Les utilisateurs y restent surtout pour étoffer leur carnet d’adresses.

En effet, il arrive souvent que des professionnels déposent des cartons pour leurs pairs dans des points de vente autres que les leurs. Et étoffent ainsi leur réseau. « J’ai apporté un client au producteur du fromage et inversement », raconte le passionné de rando au volant de sa camionnette bercée par le cliquetis des bouteilles. Il ne souhaite cependant pas augmenter sa clientèle. « Mais, au moins la renouveler car beaucoup de petits magasins ont fermé dernièrement ».

 

Première bourse de fret du local

Etienne Pillet
Etienne Pillet livre 17 cartons de bières au magasin de producteurs Terre Ferme,

Les acteurs du local se passant finalement de La Charrette, après leur mise en relation, les sœurs Giacherio ont un manque à gagner. « Pendant trois ans, on ne s’est pas payées », confie la cadette. Elles étoffent alors leur offre en montant un réseau de petits transporteurs pour les « intermédiaires du local », métier émergeant. « C’est par exemple une entreprise lyonnaise qui fait le tour des producteurs de la Drôme pour livrer les produits groupés à un restaurateur. Ce modèle ayant explosé, nous leur avons proposé d’externaliser le ramassage avec des petits transporteurs ».

Le réseau connaît un tel succès que La Charrette crée fin 2021 la première bourse du fret local. Elle permet à Etienne Pillet d’acheminer ses fûts consignés de Lyon, « 20% moins cher que le transporteur de mon fournisseur ». Ou de faire des « one shot », comme cette fois où il a envoyé ses bières pour une opération spéciale dans un magasin parisien.  

 

Un réseau social

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Et doit ranger lui-même ses bouteilles dans les rayons @Marcelle

En 2022, les fondatrices se heurtent toutefois aux limites de cette bourse. « Il n’existe pas deux demandes semblables. Un producteur a besoin de livrer ses pépites pour un chef étoilé, tandis qu’un autre, de grosses quantités pour une cantine scolaire. Il y a aussi ceux qui refusent la grande distribution. Et ceux qui, au contraire, veulent faire du gros volume », débite Laura Giacherio.

De quoi donner le tournis à cette entreprise de l’ESS agrémenté ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale). D’autant que, depuis le Covid, se sont ajoutés de nouveaux acteurs aux réalités diverses – « consigne, antigaspi, cantines… » Les entrepreneuses décident de « bazarder » leur ancien modèle au profit d’un réseau social. 

 

Le local retrouve grâce aux yeux des Français

Giacherio
Les sœurs Giacherio avec François Colombier et Lucie Achard @La Charrette

La nouvelle version de La Charrette peut devenir un tel accélérateur du local que la Belgique et le Québec l’ont adoptée. Laura Giacherio observe que la société est prête à consommer davantage en circuit court. « On s’est aperçu avec le Covid et la guerre en Ukraine que la filière longue pouvait être fragile et mettre à mal notre sécurité alimentaire. Pendant le confinement, Lyon était en rupture alors que les producteurs autour étaient obligés de jeter une partie de leur production ». La jeune femme de 38 ans en est persuadée : « Avec la hausse des prix de l’énergie et ses répercussions sur le coût du transport, le local devient vraiment désirable »

Le brasseur La Rochoise, lui, est prêt à s’acquitter des 250 euros d’adhésion annuelle pour bénéficier de l’ensemble des fonctionnalités du nouveau site. « Tout ce qui est gain de temps et d’argent, je prends ».♦

 

Bonus

  • Marie et Laura Giacherio, entrepreneuses à mission

Une enfance sportive en Haute-Savoie, des études brillantes, un premier job dans des sociétés internationales – JTI à Genève, Total en Argentine. Et fin 2016, la bascule. Les deux sœurs souhaitent entreprendre ensemble. Elles ne savent pas dans quel domaine, mais une certitude : monter une entreprise à impact. « Ma soeur travaillait dans les clopes, moi dans le pétrole, on avait besoin de sens ! », schématise Laura Giacherio, toujours spontanée. L’entrepreunariat, au départ, ce n’était pas « son truc ». Elle y a pris goût en cofondant, après l’Argentine, « une boîte d’édition de médias pour les entreprises ». C’est elle qui vient chercher Marie. En cherchant tous azimuts un sujet à impact, elles tombent sur l’alimentation et l’agriculture. « On voyait un mal-être énorme se profiler avec, d’un côté des agriculteurs en manque de reconnaissance et des revenus faibles. Et de l’autre, des consommateurs en demande de traçabilité ». Elles voient le développement du local comme une solution d’avenir, « valorisant pour les agriculteurs, sécurisant pour les consommateurs ». Alors pourquoi ne se développe-t-il pas plus ? Après avoir interviewé près de 300 acteurs dans leur région, en Haute-Savoie, les deux sœurs identifient la logistique locale comme principal frein. Et créent le système de co-livraison La Charrette. Elles revoient leur modèle économique à trois reprises, rencontrent plusieurs fonds à impact. Mais à « l’argent magique », elles préfèrent la liberté pour mener à bien « leur mission ». Et accéder une « croissance certes plus lente, mais plus solide ». Les jeunes femmes de 38 et 41 ans ont une salariée, Lucie. Et bientôt un associé : François, leur développeur.

 

 

  • Pas de petites économies pour La Rochoise

Etienne Pillet a 21 ans et un diplôme dans l’hôtellerie lorsqu’il rachète La Rochoise, en 2019, à une connaissance de son père partie à la retraite. Il a étoffé la micro-brasserie, rajouté un restaurant et une épicerie « qui prennent 30% de [sa] production ». Il produit une douzaine de recettes de bières « simples, mais de qualité », souligne ce jeune homme, dont le visage juvénile tranche avec sa prestance. Ses projets ? Passer à la consigne. L’idée ? Alpes Consigne ira chercher ses bières vides dans les commerces, les lavera. Et lui revendra « un peu moins cher ». Pas de petites économies pour ce chef d’entreprise, « le prix du verre a été multiplié par deux, tout comme le carton qui a pris 30% », lâche-t-il tout en rapportant du magasin Terre Ferme les cartons vides dans sa camionnette. Il s’en servira pour d’autres livraisons. Evian, dans l’après-midi. 

 

  • LivraZou, plateforme logistique pour les acteurs de l’alimentation locale et solidaire. Face aux enjeux du dernier kilomètre, cinq entreprises marseillaises de l’économie sociale et solidaire ont créé, en avril 2021, LivraZou. Un entrepôt mutualisé dans 15e arrondissement qui facilite les circuits courts entre producteurs et consommateurs. Parmi ces entreprises : Manger Bio en Provence, Pains et partage, Plateforme Paysanne Locale.