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Quand une crypte devient un restaurant solidaire !

Par Nathania Cahen, le 14 octobre 2020

Journaliste

C’est à deux pas du mythique hôtel Negresco. À deux pas aussi du mémorial du 14 juillet 2016. Dans une petite rue proche de la promenade des Anglais se dresse Saint-Pierre d’Arène. Une église comme un iceberg, avec une face émergée, celle où se célèbrent messes et cérémonies. Et dessous, une face immergée, celle d’une crypte désacralisée pour accueillir un vestiaire social, un théâtre, un restaurant et une épicerie solidaires. J’ai fait une halte savoureuse et pleine d’humanité dans ce Forum Jorge François*.

Le ballet qui se déroule sous terre – ici et là, un soupirail distille un peu de lumière naturelle – est réconfortant. Des prêtres, reconnaissables à leurs cols. Des jeunes personnes trisomiques qui donnent un coup de main aux dames patronnesses en charge du service. Des migrants apprentis en cuisine. Des habitués surtout, dont de nombreux retraités hommes, qui brisent leur solitude à l’heure du déjeuner et papotent entre deux plats.

 

Manger ici est un acte solidaire !
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Le chef Philippe Bouchet et ses apprentis.

Le principe repose sur un cercle d’économie circulaire parfait ! Vous déjeunez pour 12 euros (entrée, plat, dessert, café), ou moins si vous ne souhaitez qu’un plat. Le coût de fabrication d’un repas se monte à 2,80 euros. Sur chacun, 45 centimes sont prélevés, donc six repas permettent d’en offrir un à une personne dans le besoin. Cela prend la forme de bons distribués à des associations niçoises, comme Saint-Vincent de Paul, le Secours Populaire, la Halte de nuit

En cuisine, Philippe Bouchet, ancien chef de la maison étoilée le Miramar Beach, à Théoule-sur-Mer. En 2014, il a préféré l’insertion au prestige. Depuis, dans ses cuisines, il a formé une quarantaine de personnes, à raison de sept commis par année. « Des hommes et des femmes âgés de 18 à 60 ans. Le seul critère de recrutement est le savoir-être, précise-t-il. J’ai vécu 40 rencontres extraordinaires ». Passer de la gastronomie à l’accompagnement a été un Quand une crypte devient un restaurant solidaire ! 2choix, une vocation : « Cela n’a rien de frustrant, au contraire, c’est de l’humain et c’est très gratifiant. Et puis notre cuisine est des plus honnêtes, nous n’avons pas à rougir des plats que nous préparons ». Je confirme, c’est non seulement bon mais esthétique aussi, avec un évident soin du détail. Philippe Bouchet glisse un tout petit bémol, quand même : « Au départ, l’inspiration était un peu nouvelle cuisine et légumes croquants, mais les clients sont plutôt génération plats cuisinés : nous nous sommes adaptés ! » Parmi les élèves en formation, Camille est une Nigériane de 43 ans très assidue. Elle connaissait le Forum, et y avait même travaillé un peu comme bénévole quand elle n’avait pas encore de papiers. Mais avec sa carte de séjour, son horizon s’est dégagé : « Je suis bien ici, cela me plaît d’appendre les plats français – le sauté d’agneau, le bœuf bourguignon, la crème aux œufs. Dans mon pays c’est trop pimenté. Et puis avec la cuisine, on est sûr de trouver du travail, c’est recherché ». Par ailleurs, douze femmes issues de quartiers prioritaires participent chaque année au programme « Des étoiles et des femmes », gage d’une formation d’excellence et de meilleures perspectives d’embauche.

 

Le directeur, un ancien banquier
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La journaliste, le directeur et le prêtre.

Il passe et repasse, salue une connaissance, s’enquiert de savoir si tout va bien : Martin Pourbaix. Avant de prendre la direction du Forum Jorge François, de ses 18 salariés et quelque 70 bénévoles, il a été éducateur spécialisé en région parisienne, puis salarié dans le micro-crédit et enfin chargé de clientèle au Crédit Coopératif. C’est là qu’il a été débauché par le père Gil Florini, l’énergique et médiatique prêtre de cette paroisse. « C’est vraiment une belle aventure, très humaine, raconte Martin Pourbaix. Elle n’est pas sans difficultés, car le projet grandit vite, et que les demandes en aide alimentaire comme en insertion sont toujours plus nombreuses, ce qui se transforme parfois en cas de conscience ». Comme partout, la situation s’est aussi compliquée avec le Covid, qui a imposé de passer de 100 à une soixantaine de couverts et vu diminuer le nombre de réservations pour des groupes importants.

 

Le pétillant père Gil
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Noël solidaire en 2019.

Et voilà, le père Gil Florini, souriant et massif. Atypique – sur son site, j’ai lu qu’il était aussi éleveur de chevaux, chanteur, et qu’il avait créé le Pastis de Nice. C’est lui le « deus ex machina », l’homme qui a su transformer une soupe populaire en restaurant d’insertion. Gil Florini manie le parler franc et derrière une apparente bonhommie dit les choses cash. Ceux qui aident ? « Je les remercie une fois par an. Dire merci n’est pas un dû, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice. C’est un devoir d’aider les autres ». Ses paroissiens : « Parmi eux des gens aisés, qui se montrent frileux quand on organise un repas de Noël solidaire dans l’église. Mais se retrouvent parfois dans la queue de l’épicerie solidaire après un revers de fortune ». Et de rappeler que l’épicerie sociale du forum nourrit 40 familles, soit environ 120 personnes. « Les besoins ne cessent d’augmenter. Si nous avions deux fois plus de moyens et d’espaces, nous pourrions aider deux fois plus de personnes ! »

En aider plus, c’est à l’ordre du jour. Le Forum Jorge François est en train de s’engager avec le Carillon (bonus) pour monter un réseau de commerçants solidaires avec les sans domicile – il y en aurait autour d’un millier à Nice (près de 12 000 à Marseille et 3 500 à Paris – ndlr). 18 restaurants, bars et magasins ont d’ores et déjà collé les petits pictogrammes bleu et blanc sur leurs vitrines. Il y a aussi ce partenariat avec la maison d’arrêt de Nice qui a débouché sur l’ouverture d’un restaurant d’insertion réservé au personnel pénitentiaire, « L’assiette bleue ». Cinq détenus de courte peine ou en fin de peine y apprennent les métiers de la cuisine. Quant au partenariat avec l’association Trisomie 21, il évolue vers la mise sur pied d’une formation au service en salle. Le Forum nourrit les ventres, comme les esprits… ♦

*Le nom du forum est un hommage au pape François, né en Argentine, dont le prénom de naissance est Jorge. Il se situe 9 rue Cronstadt, à Nice (tél. : 04 93 04 34 60)

 

Bonus [pour les abonnés] –  Le modèle financier – L’église Saint Pierre d’Arène – Le Carillon

  • Le modèle financier – le Forum Jorge François bénéficie de l’agrément des entreprises d’insertion et à ce titre touche 10 687 euros par salarié par an. Il y a ensuite les recettes du restaurant et de la location d’espaces (270 000 euros de chiffre d’affaires annuel). Et du mécénat de la part d’AG2R la Mondiale notamment. Le budget de fonctionnement se monte à 350 000 euros.

 

  • Quand une crypte devient un restaurant solidaire ! 7L’église Saint Pierre d’Arène. En 1762, le prêtre Don Massot crée une chapelle dédiée à Saint-Pierre. L’édifice se trouve près de la plage, l’actuelle promenade des anglais, « arena » en dialecte niçois, selon son appellation originelle « Chiesa San Pietro d’arena ». Le 18 janvier 1914, est commencé un agrandissement qui va conduire à l’église actuelle, inaugurée le 23 janvier 1938 bien que toujours inachevée. L’église dans sa forme actuelle présente six chapelles (trois tournées vers l’est, trois vers l’ouest) ainsi qu’un reliquaire.

 

  • Nice, 11e ville de France qui carillonne – La Cloche est l’émanation d’une association apolitique et aconfessionnelle qui travaille sur l’inclusion du monde de la rue. Le programme repose sur trois missions phares : tresser des liens bienveillants entre les trois pôles que sont les commerçants, les sans domicile et les habitants alentours. Permettre à ceux qui vivent dehors d’accéder à des services simples et de première nécessité qui, au-delà de faciliter leur quotidien, peuvent créer du lien. Changer le regard des uns (sur les gens de la rue) et des autres (sur des lieux auxquels ils estiment ne pas avoir accès). Les commerces partenaires collent de petits pictogrammes sur leurs vitrines pour indiquer les services qu’ils proposent – accéder aux toilettes, trouver du wifi, boire un verre d’eau, entreposer un bagage, trouver un plat suspendu… Depuis Marseille, la Cloche Sud supervise les Carillons (réseaux de commerçants) et les Clochettes (initiatives urbaines inclusives).
  • (re)lire notre article paru en juillet 2019 sur cette association.

Devenu la Cloche sud, le Carillon poursuit ses actions pour les gens de la rue