Fermer

Aider des jeunes à trouver leur place grâce à la cuisine

Par Zoé Charef, le 26 mai 2023

Journaliste

Tous les vendredis, dans un local mis à disposition par la ville de Mulhouse, l’école de cuisine ouvre ses portes au public pour partager le déjeuner © Zoé Charef

Dans le centre-ville de Mulhouse, une école de cuisine un peu particulière s’est établie en 2013. C’est Épices, qui œuvre pour l’insertion des jeunes décrocheurs en utilisant l’élaboration de plats et les liens intergénérationnels. Je les ai rencontrés autour de leurs fourneaux.

 

Une fois dans la place, nos sens s’affolent. Des odeurs de rhubarbe, de poulet, de gâteaux qui cuisent dans le four… Des bruits d’ustensiles de cuisine, des éclats de voix. Également des couleurs ; celles des livres de cuisine présents en nombre, des bouquets de fleurs. Nous sommes chez Épices, une école de cuisine un peu particulière.

 

La cuisine, un outil de transmission

Épices, trouver sa place grâce à la cuisine
Rien ne manque aux jeunes et aux familles qui viennent apprendre à cuisiner et partager des moments ensemble. ©Zoé Charef

L’aspiration de base est simple : rétablir les liens intergénérationnels à travers la cuisine. C’est ce qu’Isabelle Haeberlin, 60 ans, enseignante, fondatrice et présidente de cette  association d’insertion par la cuisine, a imaginé avec Épices : « L’idée m’est venue à l’époque où je travaillais en classes passerelles [des classes de maternelle qui préparent en douceur l’entrée à l’école en intégrant les parents.]. Je me suis rendu compte que les parents avaient énormément de compétences et que la réussite des enfants dépendait beaucoup de leur valorisation. La cuisine était une accroche parfaite pour mettre en avant ces qualités. »

Une rencontre avec Carlo Petrini, président du mouvement Slow Food, décidera Isabelle à lancer son association en 2009. Épices débute dans les écoles, avec « des ateliers de cuisine à destination des mamans pour un soutien à la parentalité. On expérimentait, on innovait », se souvient Isabelle. Elle décide rapidement d’étendre ce travail « aux adolescents aux cursus courts, aux classes Segpa, à ceux qui vont très vite se destiner à entrer dans la vie active. »

 

« Transmettre ne serait-ce qu’un petit geste »

Épices, trouver sa place grâce à la cuisine 2
Dans sa cuisine, tous les vendredis, Jean aide à préparer le déjeuner. Directrice, stagiaires, bénévoles, tous mettent la main à la pâte. ©Zoé Charef

Tous les vendredis depuis 2013, dans un local mis à disposition par la ville de Mulhouse, l’école de cuisine ouvre ses portes au public pour partager le déjeuner. « C’est le seul resto où l’équipe s’assoit avec les clients ! » se réjouissent les bénévoles. Un moment qui, selon la fondatrice, participe à l’insertion ou la réinsertion des jeunes, favorise la justice sociale et crée des liens interculturels et intergénérationnels.

En ce vendredi matin, dans la grande salle chaleureuse qui fait office de bureau, de cuisine et de salle de restauration, jeunes et moins jeunes travaillent ensemble à la confection du menu. Jean, cuisinier à la retraite, supervise la cuisine depuis octobre. « Encadrer des jeunes permet de partager ses connaissances, de donner de son temps. Transmettre ne serait-ce qu’un petit geste, conseil, ou détail », motive-t-il.

Un geste que ces commis un peu particuliers – décrocheurs, jeunes sous main de la justice, mineurs non accompagnés ou bénéficiaires du RSA sont heureux d’apprendre, tout comme les quatre jeunes femmes présentes ce vendredi, en stage ou en service civique. Alicia, 21 ans, suit une formation de travailleuse sociale. Pendant ce stage de fin d’études, elle accompagne « les maternelles, primaires et collégiens qui viennent faire des ateliers cuisine chez Épices. J’aime discuter et passer du temps avec eux, les aider… Je me sens utile. »

 

Épices, trouver sa place grâce à la cuisine 1
Performance culinaire, mais aussi esthétique ! ©Zoé Charef

 

De nombreux projets d’éducation

Des ateliers sont mis en place par Épices sur le temps de l’école, avec l’objectif d’éduquer au goût et à la santé. Des élèves viennent par exemple découvrir le potager de l’association, géré par un jardinier bénévole. « On mène aussi le dispositif Les défis du goût, continue Isabelle, installée sur un canapé non loin des fourneaux. À cette occasion, on accompagne à peu près 300 élèves mulhousiens (maternelles et primaires) par an. On poste des défis en ligne et ils les relèvent avec l’aide des professeurs et des parents. » Sont abordées les questions de la saisonnalité, de l’environnement et du gaspillage alimentaire. Les travaux sont partagés sur le site internet dédié et permettent d’inspirer d’autres classes.

Épices a une autre flèche à son arc : une formation qualifiante pour des jeunes et personnes éloignées de l’emploi. En partenariat avec le GRETA et depuis 2019, l’association a ouvert un second lieu dédié à cette formation professionnelle, à l’Université de Mulhouse. « C’est génial d’être au sein de l’université pour leur parcours de réinsertion, souligne Isabelle Haeberlin. Grâce au restaurant d’application, les demandeurs d’emplois apprennent le métier et les étudiants peuvent déguster notre cuisine de saison, équilibrée, simple, à tarif modéré. » Un accompagnement complémentaire (aide au logement, à la garde d’enfant, à l’administratif) est assuré par certains des dix salariés d’Épices, en lien avec des associations mulhousiennes et des collectivités.

 

La cuisine, l’art… et le monde économique

« On est encore assez petit pour accompagner les gens individuellement », précise Isabelle, qui met un point d’honneur à échanger avec chaque personne aidée ou aidante de son école de cuisine. Secondée par sa collaboratrice Stéphanie Weill, ancienne bibliothécaire passionnée de cuisine, Isabelle Haeberlin défend les projets de chacun et leur singularité, aide par exemple cette ancienne décrocheuse rêvant de devenir diététicienne. « On vient tous de milieux tellement différents et larges que ça permet à chacun de trouver sa voie. Ici, ils apprennent à s’adapter à des contextes multiples. » Des performances culinaires sont mises en place par Épices avec des artistes en résidence à la Kunsthalle de Mulhouse. Les buffets prennent alors l’aspect d’œuvres d’art. Elle aimerait encore élargir le cercle : « S’installer dans une maison de retraite et y amener des jeunes en difficulté. Pour créer un lieu d’innovation sociale où on évolue ensemble. » 

Mais rêver ne suffit pas ! Épices se doit aussi de tisser des réseaux « pour trouver des lieux de stage, des entreprises, du matériel… On ne peut pas faire d’associatif sans monde économique. Avec le financement, ce sont nos principaux freins, pointe une présidente pragmatique. On est très soutenus par la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et des forêts (DRAAF) depuis 2011, par la région Grand-Est, la ville, l’Université, mais on est toujours à la recherche de nouveaux fonds. »

La voix de Jean nous interrompt : « C’est l’heure de passer à table ! » ♦

Épices, trouver sa place grâce à la cuisine 3
Les tables sont dressées pour le déjeuner ! ©Zoé Charef