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Un jeu vidéo pour parler immigration avec les jeunes

Par Agathe Perrier, le 17 mai 2021

Journaliste

Des jeunes testant l'application Corniche Pass'Pass' © Lucien Migné

Comment aborder le sujet de la migration et de la solidarité citoyenne avec des jeunes, quand certains se sentent eux-mêmes exclus de la société ? Par le jeu. « Corniche Pass’Pass » est une application mobile entre fiction et chasse au trésor imaginé par l’association Eurocircle. Un outil original pour poser les bases d’une réflexion.

 

Imaginez un peu : vous vous baladez sur la Corniche par un beau jour de printemps. Là où d’ordinaire les ados Marseillais jouent à se faire peur en sautant dans la Méditerranée depuis le parapet – même si c’est interdit – un groupe prend un jeune à partie. Il s’appelle Adama et vient du Mali. Pour leur échapper, lui aussi décide de se jeter à l’eau, par dépit. Que faites-vous ? Réponse 1 : vous passez votre chemin. Réponse 2 : vous cherchez à aider le garçon.

Voilà le départ du jeu mobile Corniche Pass’Pass’, et son principe. « Les utilisateurs ont trois choix à faire pendant toute la durée du jeu. Ça leur permet d’être réellement actifs et conditionne la fin de l’histoire. Il en existe six différentes »,précise Florian Zappa, chargé de projets européens au sein d’Eurocircle, association à l’origine de cette appli entre jeu mobile, fiction sonore et chasse au trésor.

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Capture d’écran de la page d’accueil de Corniche Pass’Pass’.

 

 

Tout est question de choix

L’idée de Corniche Pass’Pass’ est née en avril 2020, durant le premier confinement. Un an plus tard, l’application existe bel et bien, elle est déjà testée auprès de classes de collégiens et de lycéens. Un outil parfait pour aborder avec eux les thématiques de la migration et de la solidarité citoyenne. Ce jeudi après-midi justement, une petite dizaine d’élèves de seconde du lycée Mistral l’essaye dans les conditions réelles. Rendez-vous est donné sous l’aqueduc de la Fausse-Monnaie, là où la fiction commence. « Vous devez choisir un personnage à incarner parmi les trois proposés. Puis trouver un premier indice ici pour pouvoir avancer », explique Florian Zappa au petit groupe. Écouteurs sur les oreilles, chacun se plonge dans le scénario.

Au fil du parcours, différents indices sont à repérer en observant les alentours. Sous le restaurant Le Petit Nice par exemple, c’est une œuvre de street art. Et plus précisément ce que ce Space Invaders tient dans sa main : un trident. Le mot débloque la suite de l’histoire. Mais ceux ont pensé « fourche » ou « épée »sont coincés dans leur progression.« On va réajuster ce passage puisque beaucoup buttent dessus. La difficulté avec les indices est de les mettre à la portée de tous et qu’ils ne s’effacent pas avec le temps », glisse le coordinateur.

 

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Le parcours amène les utilisateurs dans les rues entre les anses de Maldormé et Malmousque © Agathe Perrier
Un langage qui parle aux jeunes

Toujours à proximité de la table étoilée de Gérald Passédat, Yasmine est confrontée à son premier choix. « Tu préfères aider Marianne ou te poser OKLM (ndlr : au calme, en langage texto jeune) ? » lui propose le jeu. Première possibilité sans hésitation pour la lycéenne. « Je ne sais pas, j’aime bien aider les gens », tente-t-elle d’analyser après coup. Elle s’amuse d’ailleurs du langage des personnages. « Il est parfait, on dirait comme on parle chez moi ! ».

Il faut dire que le scénario initial (voir bonus) a été soumis à réécriture auprès de quatre ados de 16 et 17 ans pour qu’il colle au maximum à celui de la nouvelle génération. Ce qui a surpris Yassine. « À un moment je me suis fait insulter parce que j’ai décidé d’aller au kebab plutôt que voir Marianne », s’offusque à moitié le jeune homme, conscient que ce n’était pas la meilleure option entre les deux.

 

 

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Fin de l’histoire sous la Porte d’Orient, non loin du Vallon-des-Auffes © AP
« Parce qu’il est noir »

Après une heure de déambulation entre les anses de Maldormé et Malmousque, l’histoire s’achève sous la Porte d’Orient, au-dessus du Vallon des Auffes. Les jeunes ont râlé – « C’est long », « Il fait chaud » – mais au moment du débrief, les commentaires positifs dominent. « C’était cool de sortir, ça fait du bien », lâche Yasmine, résumant l’avis général. Florian Zappa profite de l’instant pour amorcer le début d’une réflexion. « Pourquoi Adama s’est fait agresser ? ». « Parce qu’il est noir », répond Marie-Line. Et Jade d’ajouter : « C’est des racistes ». Des sujets sur lesquels il reviendra plus en profondeur la semaine suivante en classe.

Cette sortie sur le terrain et le recours à un jeu de (vraie) société posent ainsi les bases pour parler immigration et solidarité citoyenne aux adolescents. Des thématiques sensibles qu’il n’est pas facile d’aborder d’ordinaire. « On pense qu’il peut être contre-productif d’inciter de manière frontale les jeunes à participer à l’amélioration d’une société dont ils se sentent en partie exclus », souligne Florian Zappa. D’où l’idée de cette approche ludique et innovante.

La séance en classe est aussi l’occasion d’évoquer avec les élèves les notions introduites dans le scénario, parfois subtilement : migrations internationales, politiques européennes, fake news et discours haineux, engagement citoyen. Cette nouvelle méthode d’éducation à la citoyenneté fait l’objet d’une évaluation par deux chercheurs de l’université de Roehampton à Londres pour connaître son impact réel sur les jeunes. Notamment dans le temps. Eurocircle va en tout cas continuer de l’utiliser l’année prochaine auprès des scolaires, après six classes en 2021. Elle souhaite également que des acteurs de la jeunesse et du social s’en saisissent pour sensibiliser le plus grand nombre sur ces sujets. ♦

 

Bonus 
  • Un jeu librement inspiré de faits réels – Pour construire l’histoire de Corniche Pass’Pass’, les développeurs se sont en partie inspirés de l’attaque des locaux de SOS Méditerranée, le 5 octobre 2018 à Marseille, un groupe de militants du Bloc identitaire. C’est pour eux une façon de dénoncer ce type d’actions violentes contre ceux qui agissent « pour un monde plus juste et solidaire ». Notre reportage sur SOS Méditerranée est d’ailleurs à retrouver ici.

 

  • Eurocircle – Cette association intervient depuis 25 ans à Marseille notamment dans le domaine de la mobilité internationale pour promouvoir l’insertion et l’employabilité des jeunes, ainsi que l’émergence d’une citoyenneté européenne active. Pour créer l’appli, elle a utilisé le logiciel libre System Frigg, développé par l’association marseillaise Tabasco Vidéo. Quant au scénario, il a été écrit par Gaspard Flamant, auteur de deux romans sur le parcours citoyen de jeunes de quartiers défavorisés (Shorba, l’appel de la Révolte, et Justice Sauvage).Le projet a coûté 30 000 euros, financés par la fondation Bosch à travers son programme « Education on Europe ».