Fermer

Par-delà les barreaux, s’écrire pour garder le lien

Par Marc Rosmini et Redwane Rajel, le 6 janvier 2023

En 2009, Redwane Rajel (à l’époque commercial dans le domaine de l’automobile) et Marc Rosmini (professeur de philosophie) se rencontrent et sympathisent rapidement. Mais de 2013 à 2019, Redwane est incarcéré. Pendant toutes ces années, ils vont entretenir une intense relation épistolaire, se voir parfois au parloir. Aujourd’hui, Redwane Rajel est devenu comédien. Dans le dialogue ci-dessous, ils reviennent sur cette expérience.

 

Redwane – Je suis aux arrivants, un sas d’observation avant d’être déplacé en maison d’arrêt, ça crie aux fenêtres. Ça demande des cigarettes aux fenêtres, aux portes, on tape sur le mur d’en haut, d’en bas, à droite à gauche pour demander du shit, des feuilles, briquets, café, sucre, un « chnine  » (téléphone), ça fait du yo-yo pour se faire passer des choses de fenêtre en fenêtre… Pas le temps de réfléchir, c’est l’heure de la promenade, pas montrer ses faiblesses, retrouver un ami, faire connaissance, séparer une bagarre, ça parle des affaires de chacun… Vol, meurtre, stup, viol aussi… Parce qu’il faut savoir qui est en bas de l’échelle ici. C’est drôle ce besoin de hiérarchiser le mal que l’on a fait à quelqu’un, non ?

 

Marc – Ah, le besoin de hiérarchiser… Globalement notre société est organisée autour de beaucoup d’« échelles », de hiérarchies, de classements… Il y a par exemple les hiérarchies et les processus de domination entre détenus, que tu viens d’évoquer. Il y a aussi l’écart entre celles et ceux qui sont en prison (ou qui y ont séjourné) et celles et ceux qui sont dehors, qui n’ont jamais été détenus, et qui supposent qu’ils sont définitivement à l’abri de cette expérience. Quand on s’est connus toi et moi, nous appartenions tous les deux à la seconde catégorie. L’égalité était à cet égard parfaite. Alors quand, avec beaucoup d’étonnement, j’ai appris ton incarcération, j’ai immédiatement senti un fossé se creuser. Redwane est dedans. Et je suis dehors. Il sera marqué par le stigmate du passage par la prison, et moi pas.

Des barreaux et des lettres 1
Marc et Redwane au CDI du lycée Artaud en décembre 2022 ©DR

J’ai laissé quelques jours passer. J’hésitais. Que fallait-il faire ? L’idée de t’écrire s’est vite imposée. Il n’était pas simple de trouver les mots, d’autant plus que j’ignorais à peu près tout de l’affaire qui t’avait conduit derrière les barreaux. J’ai donc fait au plus simple. Une lettre courte dans laquelle, si mes souvenirs sont bons, je te disais que je pensais à toi, et que bien sûr, de manière inconditionnelle, nous appartenions toujours exactement à la même humanité. C’était bizarre de poster cette enveloppe dans la boîte aux lettres d’une rue marseillaise, avec tous les gens qui circulaient autour de moi, en sachant qu’elle allait être ouverte dans ce lieu si particulier, si clos, si différent. De ton côté, comment l’as-tu vécu, ce fossé entre ta vie dedans, et les souvenirs et l’image que tu avais de la vie dehors ?

 

♦ Lire aussi l’article : Mon correspondant a 90 ans !

 

Redwane – Du béton, du fer, des barreaux, des barbelés, du goudron, des voisins bruyants… C’est un peu comme la vie au quartier, dans une cité. C’est ce que je me suis dit au début, pour avoir connu ça durant ma jeunesse.

J’ai aussi été militaire, alors la discipline, les miradors, les uniformes, je connais… Je pense que l’être humain possède de grandes capacités d’adaptation aussi. Cependant, ici, on se retrouve réellement dans une jungle, la loi du plus fort ou des plus forts… Il y a des rats, plein de rats, des gabians aussi, plein de gabians qui mangent tout, même les rats…

L’horizon est toujours masqué par des barreaux ou du grillage où que l’on soit, plus d’avenir… J’ai honte de me retrouver ici, j’ai peur pour mes enfants, je suis triste, très triste….

Mais je dois rien montrer, ni tristesse ni faiblesse, rien ne doit transparaître… Pourtant, j’ai envie de parler à quelqu’un… Parler de ce pour quoi je me retrouve ici, de ce qui me rend triste, de ce qui m’inquiète, de ce que je vis… Pas à un détenu, trop risqué… Pas à un surveillant, trop compliqué, pas confiance… Un conseiller de probation ? Trop administratif… Un psychiatre peut-être…

 

  • Le 9 janvier, à 19h, ils proposeront un débat sur le thème « Qu’attendre de la prison ? ». Ce débat est organisé par l’UPOP et sera également animé par Christian Tefas, membre du collectif « Les Philosophes Publics ». Places à réserver en ligne, sans tarder.

Marc – Tu soulignes ici l’une des ambiguïtés majeures de la prison, lorsque tu expliques que, malheureusement, elle est un lieu où règne le rapport de force, qu’on appelle parfois le « droit du plus fort » (expression dont Rousseau a démontré l’absurdité dans le 3e chapitre du livre premier du Contrat Social). C’est très paradoxal, dans la mesure où le but de la sanction est censé être de ramener l’individu condamné vers une existence de citoyen. C’est-à-dire, justement, vers un type de relations humaines qui devrait exclure le recours à la force (et ce qui va avec : peurs, dominations, violences) pour favoriser des interactions respectueuses du droit. Ce dernier, dans l’idéal, est censé être pleinement justifié, et accepté par toutes et tous, non par peur de la punition, mais par une adhésion rationnelle.

Des barreaux et des lettres
« Tes courriers me permettaient de rester en éveil, car tu me faisais m’interroger » © Pixabay

À l’inverse, tu décris des conditions – enfermement, promiscuité, insalubrité, violences diverses, etc. – de nature à faire perdre l’usage de la raison. Souvent, je tentais d’imaginer, de me mettre « à ta place », tout en sachant bien sûr que c’était impossible. Il me semblait que je serais peut-être devenu fou dans de telles conditions, sans évidemment pouvoir le vérifier. Bizarrement, et même s’il me semble que les choses n’ont pas du tout été linéaires, et qu’il y a bien sûr eu des moments où tu as vacillé, j’ai l’impression que tu as gagné, dans cette expérience éprouvante, une nouvelle forme de « sagesse ». Est-ce que je me trompe ? Et puisque tu évoques ce besoin de « parler à quelqu’un », pourrais-tu dire quels sont les types d’échanges qui t’ont permis de tenir, de ne pas sombrer, et de préserver ton intégrité psychique ?

 

♦ Lire l’article : Des détenus s’évadent grâce au théâtre

 

Redwane – Oui j’ai parfois vacillé… La première fois c’était au sens propre du terme, un coup de béquille orthopédique en métal sur mon crâne en promenade. Le gars à qui appartenait la béquille n’avait rien à voir avec ça. Je sais me défendre, heureusement, et vingt-quatre points de suture sur le crâne plus tard, avec un traumatisme crânien, je me retrouve à l’isolement.

J’ai vacillé aussi quelques fois au QI (quartier d’isolement), où je suis resté deux ans… La seule personne avec qui je parlais c’était ma psy, deux fois par semaine, ma famille ne pouvait me voir qu’une fois par mois. Tu m’écrivais environ une fois par mois… J’ai eu des moments de grosse dépression, des séjours en hôpital psy, et des moments extrêmement violents avec le personnel pénitencier. Malgré cela, tes courriers me permettaient de rester en éveil, car tu me faisais m’interroger, grâce à tes questions sur des sujets intéressants ou bien des réflexions sur ma vie carcérale… Tes missives exigeaient beaucoup de lucidité afin d’être à la hauteur de la sagacité de tes questionnements, et ça m’a aidé… Cogito ergo sum !

 

Marc – Bien évidemment, et même si les choses sont bien sûr incomparables, cette correspondance m’a moi aussi « aidé ». En plus du soutien que je pouvais t’apporter, elle a été pour moi l’occasion de cultiver ma propre subjectivité. En effet, l’attention que j’apportais à ces lettres était très particulière. Premier problème : de quoi parler, sans risquer l’indécence ? J’ai vite renoncé à ce scrupule, car je savais bien que tout ce que je pourrais raconter rendrait hypersensible l’écart entre le « dedans » et le « dehors ». C’est ainsi que je n’ai pas hésité par exemple à t’envoyer des cartes postales depuis des destinations lointaines !

L’attention portait plus encore sur les questions que je pouvais te poser, sur les pistes que je pouvais ouvrir dans nos échanges, en plus de celles que tu ouvrais toi-même. Qu’est-ce qui, à ma petite échelle, pouvait contribuer à te donner envie de tenir, de garder élevée l’exigence intellectuelle que je te connaissais, de te donner des moyens de maintenir ton intégrité et ta dignité ? Qu’est-ce qui pouvait contribuer à te donner le ressort pour cultiver ce que j’appellerais ton « humanisme », puisque c’est de cette valeur que nous avions parlé lorsque nous nous étions rencontrés la première fois ?

À l’inverse, les longues lettres que je recevais de toi (et que parfois je partageais avec ma compagne et mes filles) faisaient bouger mes représentations sur la prison, mais aussi sur beaucoup d’autres sujets : l’amitié, le temps, le désespoir, l’espoir, l’incertitude…

Avec du recul, je me dis que cette correspondance a constitué quelque chose d’assez exceptionnel, et qui reposait sur des conditions pas faciles à réunir : une maîtrise commune de l’expression écrite, des valeurs initialement partagées, une grande confiance réciproque… Mais même si, bien sûr, il serait impossible de dupliquer cette expérience singulière, je me dis qu’elle pourrait tout de même servir d’inspiration quant à des choses qui pourraient se faire en prison. À ton avis, justement, en quoi ces échanges pourraient-ils d’une manière ou d’une autre servir, j’ose le mot, de « modèle » ? Que pourraient-ils inspirer comme types d’actions ?

 

Relire l’article La correspondance pour rompre l’isolement en prison

 

Redwane – Très honnêtement je ne sais pas. Chaque parcours carcéral est singulier, avec un destin, une histoire… Notre relation d’amitié avait commencé en 2009, et elle s’est construite dans un rapport de respect, de confiance, de sincérité, cela est assez rare de nos jours… Pour autant, si l’expérience que nous avons vécue devait servir, non pas d’ « exemple » dirais-je, mais plutôt de possibilité d’une autre perspective, d’un autre point de vue, d’un pas de côté sur l’univers carcéral et le bien salvateur que produisent de simples échanges de courriers et de réflexions, ce serait autour de l’idée de ne laisser personne dans sa solitude, dehors comme dedans, de se nourrir des épreuves de chacun, ne pas se dire que ça n’arrive qu’aux autres.

On pourrait imaginer des échanges entre détenus et des associations solidaires, qui tiendraient compte dans leurs débats des opinions des personnes qu’on n’entend plus… On pourrait imaginer que ces mêmes associations solidaires désignent des personnes pour écrire à des détenu.e.s qu’ils connaissent. Il faut trouver un rapport de confiance, pour que chacun puisse se livrer sans retenue. Lâcher prise, c’est important… ♦