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Les Apéros de la mort libèrent la parole

Par Marie Le Marois, le 25 janvier 2024

Journaliste

Des Apéros de la mort sont organisés dans une trentaine de villes en France @Julien Jague
Des ‘’Apéros de la mort’’ fleurissent partout en France avec un même objectif : offrir un espace dexpression à ceux qui se sentent concernés ou sinterrogent sur la mort. Lancés par l’association Happy End en 2019, ils sont gratuits et encadrés par une personne formée au deuil. Reportage au bar LImprévu, à Marseille.

Dans ce bar intime et chaleureux du centre-ville, la musique emplit l’espace, des clips défilent sur grand écran, les verres s’entrechoquent. Et les clients ne prêtent aucunement attention à ce qui se déroule sur la mezzanine. Là, autour de planches de charcuterie et de bouteilles de Chardonnay, se joue une scène incongrue : douze personnes échangent à bâtons rompus sur la mort. Seul le serveur, qui monte de temps à autre remplir les verres, interrompt momentanément les conversations. Aucun des convives n’est venu à cet apéro pour demander de conseils, ni même de réconfort. Ils désirent juste parler sans filtre dun sujet souvent difficile à aborder avec leur entourage. Parfois même avec leur conjoint.

L’âge et les motivations des participants sont variés. La plupart ont perdu récemment un proche – père, mère, mari. Dautres accompagnent un parent en fin de vie qui ne les reconnaît plus – on dit qu’ils sont en deuil blanc. Emmanuel, lui, aimerait se former à l’annonce du décès. Sapeur-pompier depuis 21 ans, il y est confronté, comme ses collègues, sur le terrain.

♦ Des Apéros de la mort dans une trentaine de villes. Les prochains : Angers, Annecy, Couëron, Blois, Montpellier, Caen, Toulouse, Lorient, LilleTours, Nantes, Colombes, Quimper, Paris et Marseille. Détails ici

Parler sans filtre

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Sarah Dumont, à droite, lors d’un Apéro de la mort à Paris. Elle en est la fondatrice en France. Elle s’est inspirée des Cafés mortels. @Julien Jague

Inspirés des Cafés Mortels nés en Suisse (bonus), essaimés en France par Happy End l’Asso, ces apéros gratuits sont « un moment de partage, où l’on peut tous s’écouter, anonymement, sans jugement. Avec un objectif : libérer la parole », pose Margot Vincenti, initiatrice bénévole du concept à Marseille.

Touchée par le deuil jeune et à plusieurs reprises, elle est convaincue de l’importance de sortir ce sujet du déni. D’autant que « le deuil touche tout le monde à un moment donné de la vie », ajoute Laure Leslé, accompagnante au deuil et animatrice de sessions ‘’Se réconcilier avec la mort. Le rôle de ce duo chaleureux n’est pas d’orienter les échanges, mais de faire circuler la parole. Elle sera, pendant deux heures et demie, naturelle et affranchie. Même pour ceux venus « par pur hasard », comme Clémentine qui s’est inscrite via les réseaux sociaux, intriguée par l’intitulé de l’apéro. « Mais il n’y a jamais de hasard », convient la jeune femme, orpheline à l’adolescence.

Accepter la douleur

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Apéro de la mort à Marseille : Michelle, Emmanuel, Claire, Lorelei et Fabienne @Marcelle

Parfois, des larmes salvatrices coulent. C’est le cas d’Anne-Lise, 42 ans, envoyée à l’apéro par son mari. Elle confie avoir perdu son père et sa mère à deux ans dintervalle, et livre « sa fragilité émotionnelle ». Tout le monde s’accorde à dire qu’il est bon de l’accepter. Pourtant, « dans notre société, il faut avoir fait son deuil au bout d’un an », déplore Fabienne, confrontée au cancer, puis à la mort de son mari.

En face, Michelle, 75 ans, raconte qu’autrefois, l’endeuillé portait du noir, signe qui permettait de lui prêter attention. « Aujourd’hui, la mort n’existe plus, on doit être jeune et en bonne santé ». Elle rappelle que l’étymologie de deuil est douleur, « il faut oser entrer dans ce temps de douleur ». Et lutter contre l’injonction de la société à ‘’faire son deuil’’ qui empêche de s‘écouter soi.

Le deuil, un processus intime

Aymeric, Michelle et Emmanuel @Marcelle

Une convive, qui souhaite rester anonyme, explique que, suite au décès de sa mère, elle a ressenti le besoin de retravailler trois jours après, « pour être à nouveau dans la vie ». Lorelei raconte que lorsque son amie s’est suicidée, à 20 ans, elle a porté certains de ses vêtements, pour rester en communion. Mais elle a été critiquée, ‘’ça ne se fait pas’’ lui disait-on.

Clémentine, elle, a perdu son père à 12 ans puis sa mère à 16 ans. Cette quadra se définit comme résiliente : « bac, études, enfants, boulot ». Elle confie avoir plutôt bien vécu ces événements, mais se demande si ce n’est pas maintenant qu’elle « s’écroule ». « Il n’est jamais trop tard pour vivre son deuil », intervient Laure Leslé, qui cite son formateur Jean Monbourquette, prêtre et psychologue québécois. Il a pleuré la mort de son père 22 ans après.

L’ensemble des participants conclut que, si le deuil est un processus nécessaire pour cheminer, il n’y a pas qu’une seule manière de le vivre. Et personne ne devrait la juger. 

Liberté dans les rites funéraires

Les Apéros de la mort sont toujours conviviaux et chaleureux. ici, à L’Imprévu @L’imprévu

Même constat pour les rites funéraires : chacun devrait se sentir libre d’organiser l’enterrement souhaité, afin de vivre ni dans le regret ni dans la frustration. « Ça aide dans le chemin de deuil », avance Aymeric, 37 ans. Ce DRH, qui envisage de se former pour devenir ‘’référent deuil’’ dans son entreprise, n’a pas hésité à organiser lâcher de colombes, pièce de théâtre, pot avec whisky et fromages – tout ce dont était féru son père – « pour lui rendre hommage ».

Fabienne évoque la cérémonie pour son mari, « tout le monde était en blanc ». Et Michelle, les veillées orthodoxes : « C’est joyeux, on chante au bord des tombes ». Cette infirmière à la retraite a déjà organisé ses propres obsèques avec les pompes funèbres, notamment le choix du cercueil. Une somme sur son compte bancaire est bloquée à cette fin. Elle vit en effet seule, sans famille. Avoir organisé son enterrement la rassure et lui permet de vivre sereinement. 

Le soutien de l’entourage 

Clémentine et Laure Leslé, accompagnante au deuil et co-animatrice des Apéros de la mort à Marseille @Marcelle

La conversation dérive sur le soutien de l’entourage, dont les mots sont parfois maladroits. Anne-Lise, désormais orpheline, cite pêle-mêle ce qu’elle a entendu : ‘’Quelle catastrophe, comment tu vas gérer ?’’, ‘’c’est terrible, que vas-tu devenir ?’’. Le pire, pour cette femme élégante, c’est lorsqu’une personne s’approprie le drame, comme « ‘’j’ai perdu moi-même mes parents…’’ ».

Pour Fabienne, la parole malheureuse fut : « Tu es encore jeune, tu referas ta vie ». Les convives réagissent, l’un se désole qu’« on passe plus de temps à rassurer les gens ». Un autre que « les gens transposent leurs angoisses sur nous ». Pour Anne-Lise, l’attitude la plus consolante  est « la personne qui me met la main dans le dos et qui me dit ‘’ça va aller. Je suis là ‘’ ».

Partage de lectures

L’Apéro de la mort au bar l’Imprévu se termine, les participants aimeraient poursuivre cette parenthèse chaleureuse par un WhatsApp @Marcelle

S’ensuivent des échanges épars, sans jugement. Sur l’euthanasie – Aymeric a respecté les vœux de son père et l’a accompagné dans le passage de l’au-delà avec l’oncologue. Puis sur les soins palliatifs – la femme anonyme loue ce dispositif qui accompagne en ce moment son père. Et sur le passage de vie à trépas – « parfois leur peur n’est pas de mourir, mais de nous laisser ». Enfin, sur l’importance « de profiter des petits moments avec ses proches ».

L’apéro tire sur sa fin, des conseils de lectures et de films sont partagés. ‘’Au bonheur des morts – Récits de ceux qui restent’’ de Vinciane Despret. ‘’Vivre le deuil le jour le jour’’ du Dr Christophe Fauré, ‘’De son vivant’’ d’Emmanuelle Bercot. Puis chacun repart léger et fortifié, désireux de créer un groupe WhatsApp, heureux de ce qui s’est joué pendant cet apéro peu ordinaire : « liberté de parole », « chaleur humaine », « rigolade ». Anne-Lise, éteinte et en retrait au début de soirée, quitte le bar, lumineuse. 

Aucun Apéro de la mort ne se ressemble « puisquil se crée à partir des échanges qui émergent », souligne Sarah Dumont, sur le site de Happy End dont elle est la fondatrice (bonus). Mais tous rendent à la mort et au deuil une place dans le langage et la société. Car oui, conclut Aymeric, « la mort fait partie de la vie ».♦

Bonus

« Janticipe mon départ » : rédaction de ses dernières volontés (avec indications écologiques), souscription de contrats obsèques, guides pratiques.

« Je vis un deuil » : mise en relation avec des associations de soutien locales et des accompagnants du deuil, articles et témoignages en lien avec le type de deuil traversé. 

« Jorganise les obsèques d’un proche » : mise en relation avec des professionnels du funéraire, recommandation de textes et de musiques.

Les Apéros de la mort, portés par Happy End Asso, sont animés par deux personnes, dont une obligatoirement formée à l’accompagnement au deuil. Un cadre est imposé : confidentialité, bienveillance et non-jugement.

  • Le concept du Café Mortel est né en 2004 en Suisse. Bernard Crettaz, sociologue et anthropologue suisse, souhaitait renouer avec la tradition païenne des repas de funérailles, où les vivants resserraient leurs liens tout en lâchant ce quils avaient sur le cœur. Il entendait ainsi pallier les lacunes dune société du bonheur et de la consommation obligatoires, qui a chassé la mort des représentations et des discours, obligeant ceux qui restent à senterrer avec leurs secrets. « Dans cette communauté provisoire, on peut tout ou ne rien dire ; (…) On n’est obligé à rien et c’est pour cela qu’on peut beaucoup se permettre y compris d’immenses éclats de rire comme dans les repas d’enterrements ou les fêtes mortuaires« , écrit-il.