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Les Suppliantes de la Belle de Mai

Par Nathania Cahen, le 12 juin 2023

Journaliste

Il était une fois cinquante Danaïdes fuyant le delta du Nil pour échapper aux violences dans leur pays, l’Egypte, et demander asile au roi d'Argolide, Pélasgos ©Organon Art Cie

Depuis plus de deux ans, dans le quartier de la Belle de Mai, à Marseille, la compagnie Organon Art Cie invite les habitantes et habitants du quartier à réécrire les Suppliantes d’Eschyle. Tout en s’interrogeant sur l’actualité de ce texte vieux de 2600 ans qui, déjà, parlait d’exil et d’asile. Un travail collectif à découvrir lors de deux représentations au théâtre de La Criée.

 

Ce jeudi en fin de journée, l’équipe de 35 comédiens amateurs met pour la première fois le pied dans ce grand théâtre de la ville. C’est là, dans la salle de 260 places, à l’étage, qu’ils donneront deux représentations publiques les 15 et 16 juin.

D’abord un brouhaha joyeux. Des femmes de tous âges s’égayent sur le plateau, discutent, rigolent. Regroupent des chaises en îlot et tirent de leur cabas des boîtes remplies de nems et de samoussas qu’elles distribuent à tous – il est 19h, visiblement les estomacs réclament leur dû. « J’ai bien pris 5 ou 6 kilos ces derniers mois », glisse Fabien-Aïssa Busetta, tout en se servant de bonne grâce. C’est lui qui assure la codirection artistique du spectacle avec sa sœur, Valérie Trébor.

Il y a quelques lycéens et étudiants, jeunes hommes et femmes. Des enfants qui accompagnent une mère et une tante. Des techniciens, une photographe, un joueur de mandoline… À J-7, il n’y a plus de temps à perdre !

 

Sans-Papiers, avec majuscules et tiret

Les Suppliantes de la Belle de Mai
La première répétition à La Criée ©Marcelle

Les comédiens se placent dans un rectangle tracé au sol. Ils commencent par se présenter par leurs noms et prénoms, bientôt remplacés par une seule et même identité commune et une voix unique : sans papiers. Bientôt Sans-Papiers, avec majuscules et tiret, quelle blague.

Un chœur de femmes leur succède. Égrenant d’une même voix un passage de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Avant que ne s’élèvent les paroles de El Emigrante, chanté a capella par Mona Ernandez, 74 ans. « C’est un thème qui me parle, mes parents ont dû fuir Franco et l’Andalousie, je suis donc née en Algérie. Mon papa me la chantait quand j’étais petite », confie la doyenne de cette compagnie hétéroclite mais soudée.

Les comédiens sont assis dans le rectangle qui représente cette fois l’église Saint-Ambroise, dans Paris, qu’ils abandonnent bientôt pour occuper l’église Saint-Bernard. Nous sommes en 1996. Leurs porte-paroles ont pour noms Madjiguène Cissé ou Ababacar Diop. Tous croient encore dur comme fer à cette phrase attribuée à Eschyle en 2600 av. JC : « Un sanctuaire sera toujours un rempart, un bouclier qu’on ne peut briser ». Pourtant, ce 23 août 1996, 525 gardes mobiles, 500 policiers et 480 CRS forcent la porte de l’église à coups de bélier…

« Si les malheurs poussaient à fuir, des régions entières de cette planète seraient des déserts sans une seule âme pour s’y dresser, tellement le sort sait s’acharner sur certaines parties du monde. Aucune guerre, aucune pauvreté n’a jamais vidé un pays. Non, on ne fuit jamais un malheur, on va toujours vers un espoir. L’essence du mouvement. Peu d’entre nous ont la force de nous le montrer.
À ceux qui vont jusqu’au sacrifice ultime pour nous redire qui nous sommes, rendre hommage plutôt que conter dommages. » – Armand Gauz, auteur de la pièce.

Naissance d’un projet

La pièce d’Eschyle raconte finalement une demande d’asile. Les cinquante Danaïdes, dont le chœur ouvre la pièce, fuient le delta du Nil pour échapper aux violences qui secouent leur pays, l’Egypte. Elles gagnent l’Argolide et demandent l’asile au roi Pélasgos qui règne sur cette contrée.

L’idée de monter un spectacle à partir des Suppliantes est venue avec la pandémie. Les comédiens et metteurs en scène Fabien-Aïssa Busetta et Valérie Trébor appartiennent au collectif CHO3 (pour Collectif des habitants organisés du 3e). Ce regroupement citoyen et solidaire du quartier de la Belle de Mai s’est montré très actif durant le confinement pour soulager les uns les autres – victuailles pour ceux qui en manquent, soutien scolaire, problèmes de logement, réconfort moral. « On avait même pris en charge les dossiers de régularisation. Improvisés travailleurs sociaux, on avait planté une table devant la Maison départementale des solidarités ! »

Et c’est dans ce contexte que l’histoire des Suppliantes s’est rappelée à leur souvenir : « Un texte qui a l’âge de Marseille, le premier sur le droit d’asile, le premier à conférer aux femmes le statut de sujets », souligne Fabien-Aïssa Busetta. Il rappelle dans la foulée la phrase de Blaise Cendrars citée par Michèle Rubirola lors de sa prise de fonction de maire (elle le restera 5 mois – NDLR) : « Marseille appartient à qui vient du large ».

 

« Observer, réfléchir et reconsidérer l’histoire »

Les Suppliantes de la Belle de Mai 1
Fabien-Aïssa Busetta conseille ses comédiens amateurs ©Marcelle

Le tandem d’artistes parle du texte au CHO3. Ainsi qu’aux lycéens qui assistent à leurs ateliers d’écriture. Comme Akbarou Ahamada, 20 ans qui suit aujourd’hui une formation de scénariste à la CinéFabrique. « Je suis de la cité La Busserine, dans le 14e, et dans la pièce, je joue un porte-parole des sans-papiers qui s’inspire beaucoup de Ababacar Diop. Cette pièce propose beaucoup d’occurrences entre deux époques que séparent des centaines d’années. J’ai la sensation de me reconnecter avec l’être humain. Je suis amené à observer, à réfléchir, à considérer l’Histoire ».

Le projet convainc et, dès 2021, le travail démarre, avec « des ateliers de manufacture » : certains travaillent le texte, d’autres la musique, la collecte de chants traditionnels, les performances. Ou encore des thèmes associés comme les « doudous d’exil », travail sur les objets de transition effectué avec les enfants.

Tous les trois mois, une restitution sous forme de pièce à la Friche Belle de Mai donnait la mesure de l’avancement de cette construction au long cours, qui a impliqué près de 350 personnes. Relançait travail et réflexion.

 

 

« Ça m’intéressait une pièce qui parle d’immigration »

« La compagnie Organon permet de montrer qu’il n’y a pas seulement des mères isolées et analphabètes à la Belle de Mai, nous sommes instruits, nous nous intéressons à la culture. Je me sens légitime, comme toutes ici », met au point Zeleikha Eldjou. Algérienne, elle vit en France depuis douze ans, mais s’insérer dans le monde du travail reste compliqué, car son diplôme de commerce n’est pas reconnu. Elle a participé à l’écriture, signé un texte, tourné un court-métrage et bien sûr, sera sur scène.

Bichara Mohamed joue également. Cette jeune femme de 36 ans, arrivée des Comores en 2015, habite le quartier des Chutes-Lavie. Elle assure des permanences bénévoles à La Drogheria et donne des cours d’alphabétisation. « En tant que femme immigrée, ça m’intéressait bien sûr une pièce qui parle d’immigration, de femmes qui ont fui pour demander l’asile, qui se battent… »

« Un son distingue ces deux mots : charité et charter » – entendu pendant la répétition.

20% d’Eschyle

Jouer à La Criée, scène nationale de Marseille, était presque inespéré. « Mais Robin Renucci connaissait le collectif La réplique, un collectif de comédiens où nous sommes investis, rappelle Valérie Trébor. À son arrivée à Marseille, il nous a donc contactés pour parler de la ville et de ce qui s’y préparait ».

Sur scène ils seront 65 artistes car aux comédiens se joindront les 30 musiciens de l’orchestre à plectres de Marseille, sous la direction du mandoliniste Vincent Beer-Demander. La pièce dure deux heures. Le texte final mêle la voix des Suppliantes à celles de ces femmes et de ces jeunes qui viennent d’ailleurs, cherchant une place au soleil, un port sûr pour leur famille : 20% d’Eschyle dans le texte et 80% d’une matière nouvelle, travaillée avec les tripes et les idées d’un collectif nourri d’espoir. ♦

* Les 15 et 16 juin au théâtre de La Criée, scène nationale de Marseille. 30, quai de Rive Neuve, Marseille 7e. Entrée gratuite sur réservation. Tél. : 04 91 54 70 54