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Numérique à l’école: la résistance s’organise

Par Maëva Danton, le 16 juin 2023

Journaliste

Après avoir conquis les lycées et les collèges, les écrans s'invitent désormais en primaire et en maternelle. Suscitant l'inquiétude de certains parents, d'enseignants et autres professionnels de l'enfance. @Thomas Park (Unsplash)

Parcoursup. Disparition des manuels papier. Tablettes dès la maternelle … Depuis plusieurs années, l’école se numérise. Et l’épidémie de covid-19 a accéléré ce processus, offrant une manne financière aux acteurs du numérique éducatif. Mais, alors que l’on mesure de plus en plus les effets négatifs des écrans sur les enfants, parents, enseignants et professionnels de l’enfance sont dubitatifs. Voire sérieusement inquiets. C’est pour répondre à ces craintes que l’association Lève les yeux a souhaité aborder le sujet, à l’occasion d’un café débat à Marseille.

Professeur de philosophie dans un lycée marseillais, Renaud Garcia est inquiet. Devant une petite vingtaine de personnes venues l’écouter dans le cadre bucolique du jardin du bar l’Electique, au centre-ville de Marseille, il fait part de l’évolution de son métier d’enseignant. À l’heure de la numérisation accélérée de l’école.

Il y a d’abord eu Pronote, cette plateforme qui demande aux enseignants d’inscrire les notes des évaluations afin que celles-ci soient immédiatement communiquées aux élèves.

Puis c’est au tour de Parcoursup de voir le jour. Un autre site internet sur lequel les lycées sont appelés à faire leurs vœux d’orientation scolaire. Vœux qu’ils n’ont pas la possibilité de hiérarchiser. Laissant la main à un algorithme qui attribue les places des établissements de l’enseignement supérieur selon des critères plutôt opaques. « Les élèves se retrouvent à la merci d’une procédure impersonnelle ». Ce qui agit forcément, dit-il, sur leur psychologie. De même que sur « le rôle des enseignants et sur le temps scolaire ».

Et de prendre pour exemple le nouveau bac dont les épreuves de spécialité ont été avancées au début du printemps. Ce que le ministre de l’Éducation nationale justifiait de la façon suivant : « Le calendrier de Parcoursup nous impose de placer les épreuves de spécialité à fin mars »

 

yves mary, florent souillot, lève les yeux
A l’initiative de cette conférence, l’association Lève les yeux. Cofondée par Florent Souillot (à gauche) et Yves Marry (à droite). @MD

Interroger la place des écrans dans la société … à commencer par l’école

Les entreprises de l’innovation éducative sont-elles devenues les nouveaux ministres de l’Éducation nationale ? L’association marseillaise Lève les yeux, qui a organisé ce débat, y est particulièrement vigilante.

Depuis cinq ans, elle s’attelle à « prévenir les effets de la surexposition aux écrans », résume Yves Marry, son cofondateur. Lève les yeux est aussi membre du Collectif Attention qui « fait vivre le débat public sur la place du numérique dans la société ». Et l’école, parce qu’elle était jusqu’à peu le dernier bastion préservé du numérique, est pour elle une priorité. D’autant que les enfants sont particulièrement vulnérables face aux effets négatifs des écrans : troubles du sommeil et de l’attention. Addiction. Difficultés de communication. Sans parler des risques liés aux types de contenus visualisés. Ou du cyberharcèlement.

 

♦Lire aussi : Pourquoi les géants du web veulent nous rendre accro aux écrans

 

Se blinder ou combattre

Des inquiétudes de plus en plus partagées. En témoigne l’essor de l’association Lève les yeux, de plus en plus sollicitée pour intervenir auprès d’élèves ou lors de conférences sur le sujet (bonus).

Dans le jardin de l’Éclectique, ce soir, les mines sont perplexes. Des mines de parents. D’enseignants. Qui craignent de voir le numérique éroder un lien humain déjà fragilisé. « Pronote est un système très intrusif dans les relations parents-enfants », observe une dame. « Dans les cours en ligne, poursuit un jeune professeur, on ne peut pas ajuster le niveau de discours comme en classe. C’est très épuisant ».

Mais que faire lorsqu’on a face à soi des acteurs comme Microsoft, Google ou Orange ? Quand des milliards de dollars sont en jeu ? Et que le covid-19 a détruit les dernières digues qui empêchaient le marché des technologies éducatives d’inonder les classes ?

« Il y a deux options », pense Renaud Garcia, le professeur de philosophie. « On peut se blinder, en se disant qu’on fait face à un rouleau compresseur qui est tout puissant. C’est ce qui se passe le plus souvent. Mais cela donne lieu à une épidémie de simili-déprimes dans le corps enseignant». À l’inverse, on peut décider de combattre. Quand bien même les chances de réussite sont infimes.

Et à première vue, c’est plutôt la seconde option qui emballe le public. D’autant qu’après l’intervention (plutôt effrayante) de Renaud Garcia, ce sont des militants de la résistance au numérique qui entrent en scène. Et insufflent un peu d’espoir.

 

collectif beauchastel
Initiateur du collectif Beauchastel, François et Sylvie appellent le monde enseignant à résister à l’emprise du numérique sur l’école. @MD

La force du collectif

Parmi eux, Sylvie Menoni, dynamique professeure des écoles et co-initiatrice du collectif Beauchastel, né dans les Hautes-Alpes.

« Tout a commencé en 2013. Lorsque le ministère de l’Éducation nationale et celui de l’économie et des finances ont publié un rapport sur le numérique à l’école ». Rapport qu’elle perçoit alors comme « un charabia pour vendre du numérique à l’école. Quel que soit le sujet ». Avec François Rousseau, présent à ses côtés, elle écrit quelques textes sur le sujet. Lance un appel. Puis entre en contact avec une vingtaine d’autres professeurs, eux aussi inquiets. Ils forment alors un collectif qui se retrouve trois fois par an à l’occasion de petits séjours sans écran. Moments de réflexion, d’écriture, d’échanges … qui lui donnent la force d’agir tout au long de l’année.

Non sans malice, elle raconte qu’elle se rend régulièrement à des réunions de promotion des écrans à l’école. Là, elle se donne une mission, dit-elle : « casser les discours des acteurs du numérique ». Ce, en « rappelant les nombreuses études, les rapports qui démontrent les effets négatifs des écrans sur les enfants ». Quitte, parfois, à se sentir bien seule. « Mais je sais que j’appartiens au collectif. Et cela me donne de la force ».

Une force qui se nourrit aussi des quelques professeurs qu’elle parvient à rallier à sa cause. Professeurs qu’elle incite, à travers l’appel de Beauchastel, « à ne pas remplir Pronote, ni les livrets numériques ». Quant aux parents, « ils peuvent refuser la tablette en maternelle en s’appuyant sur les nombreuses études sur le sujet. Et puis, le matériel, on peut l’enlever. Ou le casser malencontreusement », sourit-elle.

 

«Je n’ai plus pu me taire »

Les parents, ce sont eux que représente le collectif CoLine, incarné ce soir par Séverine Denieul. Venue spécialement de Poitiers, elle est professeure de lettres et maman d’une fille en classe de petite section de maternelle. Une maternelle qui a choisi d’ouvrir sa porte aux acteurs du numérique.

Le ton vif, elle raconte : « Au départ, ils ont installé des dalles numériques. On n’a rien dit. Mais lorsqu’ils ont annoncé qu’ils allaient donner des tablettes aux enfants de maternelle, on n’a plus pu se taire ». Pour faire porter sa voix et celle des parents qui l’accompagnent, elle s’associe à des spécialistes de la petite enfance. Des pédiatres, des psychomotriciens …

Elle s’adresse d’abord à la Mairie : aveu d’impuissance. Elle se tourne alors vers le Rectorat. Las. « Nous avons été méprisées. Nos arguments n’ont pas été pris au sérieux ». Mais pas de quoi les décourager. S’ensuit la rédaction d’une tribune publiée par Marianne en février dernier. Tribune qui recueille 2700 signatures. Cela suffira-t-il à faire reculer le Rectorat ? Difficile à dire. Néanmoins, un peu partout, les Goliath du numérique à l’école montrent quelques signes de faiblesse. Signes que relèvent avec espoir les participants au débat.

 

♦ A (re)lire : Pour les moins de 2 ans, c’est zéro écran !

 

Pour les moins de 2 ans, c'est zéro écran !
Peu à peu, un discours critique émerge. Et le monde politique commence (timidement) à s’en emparer @DR

Bien qu’encore marginale, la critique monte

En Suède, le gouvernement réinvestit dans l’achat de manuels scolaires car il s’aperçoit que l’usage des tablettes a fait chuter les résultats scolaires.

En France, le Conseil supérieur des programmes a enquêté sur l’impact du numérique sur les élèves. Et les résultats ne sont pas bons, sans pour autant que cela soit suivi d’actions politiques pour l’heure.

Toujours en France, la députée du Loiret Caroline Janvier (Renaissance), a présenté une proposition de loi visant à établir une « politique publique de prévention sur l’exposition excessive des enfants aux écrans », sans pour autant qu’une interdiction des tablettes en maternelle soit envisagée. Elle a été rejointe par des députés LFI, EELV et LR. Preuve de la capacité de ce sujet à fédérer par delà les clivages politiques.

Jusqu’où iront les élus, députés comme collectivités locales ? « Les élus ont peur d’être accusés de technophobie », constatent Yves Marry et Florent Souillot, les deux cofondateurs de Lève les yeux. Mais dans un contexte où « La parole critique monte » et où « le sujet est sur le devant de la scène », la mobilisation citoyenne a peut-être une chance d’être entendue et d’accompagner l’action politique. Une action qui veillerait à maintenir un tant soit peu de distance entre l’industrie du numérique et les cerveaux des plus jeunes d’entre nous. ♦

Bonus

  • Lève les yeux fête ses cinq ans – Cinq années au cours desquelles l’association s’est vue de plus en plus plébiscitée. Signe d’inquiétudes de plus en plus fortes vis-à-vis de la numérisation accélérée de notre société.
    numerique-dangers-enfants-adolescents
    Un défi Déconnexion, à Marseille. @MD

    L’année 2022-2023 a ainsi été marquée par une forte montée en puissance de l’association, avec 4300 personnes touchées à travers 267 interventions partout en France, soit une hausse de 67% en un an. Parmi ces interventions : des conférences, des tables rondes, mais aussi des actions éducatives de sensibilisation. Ou encore la mise en place de défis déconnexion.

♦ Lire aussi : Quand un collège s’offre une semaine de vacances numériques