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Les croisés du train de nuit

Par Nathania Cahen, le 28 juillet 2023

Journaliste

À l’heure où les transports représentent 31% des émissions de CO2, le secteur doit impérativement évoluer pour que la France puisse atteindre la neutralité carbone en 2050. Parmi les solutions évidentes, le train de nuit, aux atouts indéniables. Mais aux tarifs parfois prohibitifs. Passé de mode, progressivement mis hors-jeu par le TGV, il fait un retour en douceur. Car depuis quelques années, usagers et collectifs réclament son retour, et le font savoir !

 

Nous sommes nombreux à avoir le souvenir d’au moins un voyage en train de nuit. Le drap trop étroit, les annonces dans les gares traversées dans la nuit, la loupiote pour furtivement regarder l’heure, le sommeil bercé par les trépidations de la machine…  Je me souviens d’un Marseille-Metz, d’un Marseille-La Rochelle. Mais pour la génération née au 21e siècle, c’est moins sûr.

 

Une histoire entamée à la fin du 19e siècle

Le train de nuit est apparu en France avec la création des lignes à longue distance, dans les années 1850. Et se développe jusqu’en 1981, desservant jusqu’à 550 gares selon le décompte réalisé par Trains Directs. Mais déboulant cette même année, le TGV va redessiner la carte de France ferroviaire.

Réduction du temps de trajets, concurrence de l’avion, baisse des investissements sur le réseau secondaire… Le déclin du train de nuit est enclenché et accélère dans les années 2000. Des centaines d’arrêts sont supprimés, les voitures-lits sont abandonnées et les services à bord réduits au strict minimum dans des rames vieillissantes. L’État arrête les subventions de six des huit dernières lignes de train de nuit en 2016. Seules subsistent deux liaisons : Paris – Briançon et Paris-Rodez (Albi) / Toulouse-Latour-de-Carol / Cerbère.

Ailleurs en Europe, les trains de nuit ont été maintenus par toutes les entreprises ferroviaires d’Europe centrale et orientale. Les ÖBB (chemins de fer autrichiens, un modèle pour l’Europe), et Trenitalia (chemins de fer italiens), ont commandé quelques dizaines de voitures à places couchées pour régénérer le parc et augmenter le nombre de voitures.

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Le collectif Oui au Train de Nuit se fait entendre dès 2016

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Manifestation du collectif Oui Train de Nuit ©OuiTDN

« La ligne Pau-Les Aubrais me permettait de rendre visite à ma famille dans la région d’Orléans. Et d’un point de vue professionnel, je recourais régulièrement à la ligne de nuit Pau-Paris », raconte Pascal Dauboin. Responsable recherche & innovation d’un grand groupe, cet adepte des trains de nuit fait partie des membres fondateurs de Oui au Train de Nuit. Ce collectif d’usagers bénévoles est né dans les Pyrénées, en 2016, quand les possibilités de voyager de nuit en train se sont rétrécies comme peau de chagrin. Il initie une pétition sur Change.org, toujours en ligne, qui à ce jour a recueilli 206 226 signatures.

La pétition a été mise à jour après la déclaration du Président de la République le 14 juillet 2020 – « On va relancer les trains de nuit » assure alors Emmanuel Macron. En dépit de cette promesse, les trains de nuit continuent à souffrir de graves dysfonctionnements. Le réseau ferré est parfois fermé la nuit par manque d’agents, ce qui entraîne des suppressions de train ou des horaires dégradés.

Le collectif ne lâche rien : de nombreuses lignes manquent à l’appel. Il est donc urgent d’acquérir 600 voitures neuves au confort moderne, comme esquissé par le Rapport TET (pour Trains d’équilibre du territoire – lire bonus). « Aujourd’hui, par défaut, la clientèle d’affaires prend l’avion, les aéroports de Lourdes et de Pau bataillent pour gagner ces voyageurs… qui ont oublié le train de nuit », regrette encore Pascal Dauboin.

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La preuve du concept avec le Lunatrain et son modèle économique

L’association Objectif Train de Nuit est née en juin 2019 pour assurer la maîtrise d’ouvrage de l’étude préliminaire du modèle économique « Lunatrain MV » (MV pour marchandises et voyageurs -Ndlr). Une solution mixant fret et voyageurs pour les trains à long parcours comprenant un saut de nuit. L’équipe a réalisé un dossier complet de présentation, porté à la connaissance de toutes les parties prenantes concernées ; à savoir les financeurs de cette étude, le ministère des Transports, les parlementaires, les collectivités territoriales concernées, les entreprises ferroviaires de voyageurs et de fret, les constructeurs ferroviaires de voitures voyageurs à places couchées, les constructeurs de locomotives, les constructeurs de wagons de fret, les gestionnaires d’infrastructures ferroviaires entre autres.

« L’accueil réservé à ce projet « disruptif » est très favorable, assure Éric Boisseau, président d’Objectif Train de Nuit. Il provoque un effet de surprise dans un univers ferroviaire culturellement coupé en deux, avec le fret d’un côté, le voyageur de l’autre. Notre ambition est de marier ces deux cultures actuellement indifférentes l’une l’autre. Le fret ferroviaire a tout à gagner à ce mariage de raison ». 

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Un modèle de train mixte ©DR

 

Transport & Environment (T&E) et Back on Track Europe pointent la cherté

Une nouvelle modélisation par les groupes environnementaux Transport & Environment (T&E) et Back on Track Europe concerne les réductions possibles des tarifs des trains de nuit et montre que deux solutions simples à la TVA et aux frais d’accès aux voies – le péage payé par les opérateurs ferroviaires pour utiliser l’infrastructure ferroviaire – peut avoir un impact significatif sur le prix des billets. Un voyageur seul effectuant un aller-retour d’Amsterdam à Madrid pourrait économiser jusqu’à 65 euros sur ses billets de train de nuit, soit 20% du prix de départ.

L’étude examine également la réduction des prix pour les familles de quatre personnes. Pour les trajets Berlin-Naples ou Bruxelles-Vienne, une famille de quatre personnes peut économiser jusqu’à 167 et 139 euros respectivement. Sur ces deux trajets aller-retour, les économies d’émissions en prenant un train plutôt qu’un avion seraient de 3 tonnes et 1,8 tonne de CO2e pour toute la famille. Dans l’ensemble, l’étude a examiné sept lignes transfrontalières en Europe et a montré que de petits changements dans la taxation des trains de nuit pourraient faire baisser le prix des billets de 15% en moyenne, pour les voyageurs d’affaires, les voyageurs en solo et les familles.

« Les trains de nuit font leur grand retour, mais leurs prix très élevés aussi », regrette Victor Thévenet. Le coordinateur ferroviaire de T&E poursuit : « L’UE promeut un âge d’or des trains de nuit en soutenant une couchette Amsterdam-Bruxelles-Barcelone parfaite pour les cartes postales… Mais reste inactive pour bouger sur la réduction des coûts. Pendant ce temps, le secteur de l’aviation continue de recevoir de généreuses subventions gouvernementales. Or l’UE dispose des outils nécessaires pour rendre les billets de train de nuit plus abordables pour les citoyens. »

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À bord d’un train-couchettes de la SNCF ©Sncf

 

Une fiscalité favorable à l’avion

Alors que de plus en plus d’entreprises cherchent à réduire leurs émissions liées aux voyages d’affaires, des voyages en train plus abordables sont indispensables. Sur l’itinéraire Bruxelles-Stockholm, un voyageur d’affaires économiserait jusqu’à 160 euros, soit 19% du prix de départ, toujours selon l’étude T&E. Les voyages en train ont en moyenne 28 fois moins d’impact sur le climat que les voyages en avion. Mais le coût élevé rebute souvent les consommateurs. Un sondage réalisé par Europe on Rail en 2021 montre que 70% des citoyens sont prêts à choisir un train de nuit si l’offre était « raisonnable ».

La structure des coûts des trains de nuit est désavantageuse par rapport aux compagnies aériennes à bas prix, car elle dépend fortement de la distance parcourue. Sur de longues distances, les trains doivent en effet supporter un coût élevé pour l’utilisation de l’infrastructure ferroviaire. Pour l’aviation, l’essentiel des coûts réside dans le décollage et l’atterrissage, ce qui avantage les trains sur des distances plus courtes. Pour inverser cette tendance, les trains de nuit devraient donc bénéficier d’une fiscalité plus juste et de redevances d’accès aux voies réduites. Alors que l’UE prévoit de publier des lignes directrices sur les coûts des déplacements en train d’ici la fin de l’année, l’étude recommande que les trains de nuit en Europe bénéficient d’un taux de TVA de 0% et d’une réduction des redevances d’accès aux voies. C’est déjà le cas en France, où les trains de nuit sont définis comme un segment de marché qui, en raison de sa faible rentabilité, devrait être exonéré d’une partie des redevances d’accès aux voies.

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Désenclaver, déstresser, optimiser…

De fait, les atouts du train de nuit sont évidents. Ce moyen de transport permet également de désenclaver et revitaliser le territoire en tant qu’outil majeur d’aménagement. Il optimise aussi le temps de trajet, sans perdre de temps sur les vacances ou les rendez-vous professionnels. Permet des économies sur des nuits d’hôtel. Et surtout d’émettre moins de CO2 (jusqu’à 50 fois moins que la voiture et 80 fois moins de l’avion), et de minimiser son empreinte carbone. Sans omettre l’absence de stress : pas de bouchons, pas de problème de parking ni de trajet intermédiaire pour vers l’aéroport.

À partir de 2018, des réflexions sont donc à nouveau engagées pour relancer des trains de nuit. Depuis, 44 millions d’euros ont été investis pour rénover 71 voitures des deux lignes actuelles. Par ailleurs, en 2021, 100 autres millions d’euros du plan de relance sont allés à la réouverture des lignes Paris-Nice et Paris-Tarbes. On s’étonnera quand même du choix de ces lignes, par ailleurs parfaitement desservies par le TGV ! Plutôt que des transversales province-province, plus problématiques…

Par ailleurs, en raison de l’âge des voitures des lignes de train de nuit, un plan de rénovation du matériel roulant a été mis en œuvre de février 2021 à avril 2023. Ce plan a été financé intégralement par l’État pour un montant d’environ 91 millions d’euros.

En 2022, « plus de 700 000 clients ont emprunté un train de nuit contre moitié moins en 2019 », nous informe Paul Bilaine, chargé des relations presse à la SNCF. Une tendance appelée à s’affirmer, indéniablement. ♦

Nos soutiens 9 Tenergie parraine la rubrique « Environnement » et vous offre la lecture de cet article *
Bonus

[pour les abonnés] – La pétition Oui Train de Nuit – Les Trains d’Équilibre du Territoire – Quelles exonérations pour le train de nuit ? – Les nouvelles lignes européennes – Le modèle des Nightjets autrichien –

  • La pétition Oui au train de nuit. À consulter sur change.org. Nous demandons à l’État de donner les moyens nécessaires à la renaissance du train de nuit et la régénération du réseau ferré pour que le ferroviaire soit un service public efficace et pertinent pour l’avenir et que le train de nuit permette de :

– Relier les régions distantes entre elles par des transversales sans détour par Paris ;

– Compléter l’offre TGV, pour arriver tôt le matin sur les trajets de plus de 750km ;

– Desservir aussi les villes petites et moyennes, qui sont trop souvent oubliées ;

– Voyager pendant notre sommeil, sans perte de temps ;

– De manière peu énergivore et peu polluante

– Et de manière économique : l’Autriche qui relance les trains de nuit en Europe a montré qu’il s’agit d’un des rares transports publics à s’approcher de l’autofinancement.

Nous demandons que le service public des trains de nuit soit relancé de manière ambitieuse.

 

♦ Lire aussi notre article sur le Temps de Trajet Responsable

 

  • Trains d’équilibre du Territoire. Demandée par la loi d’orientation des mobilités, une étude a été menée par l’État sur le développement de nouvelles lignes de Trains d’Équilibre du Territoire (TET ou Intercités). Et plus particulièrement sur les conditions d’une amélioration de l’offre des trains de nuit, liaisons nationales comme internationales. Cette étude a permis de déterminer l’intérêt et l’opportunité de la mise en service de nouvelles lignes de nuit. Près de 10 lignes de trains de nuit pourraient voir le jour d’ici 2030.

Le rapport, remis au Parlement en juin 2021, a mis en lumière plusieurs axes pouvant répondre à de forts besoins de déplacements : par exemple Metz-Strasbourg-Nice. Ou à la desserte de zones touristiques (Paris-Savoie). Il a ainsi dégagé des pistes pour trouver un modèle économique viable sur le long terme.

Le rapport propose la mise en place d’un véritable réseau de trains de nuit, et une refonte en profondeur de la conception, de la commercialisation et de la production de ces trains.

L’étude a également mis en évidence que le report modal vers le train de nuit permet de diminuer de 95% les émissions de CO2 liées à ces déplacements.

 

  • Une exonération pour les trains de nuit ? Pour soutenir leur développement, les États membres pourraient également exonérer totalement les trains de nuit transfrontaliers des redevances d’accès aux voies, recommande T&E. C’est le cas en Belgique, où le gouvernement fédéral rembourse les frais d’accès aux voies et d’énergie aux opérateurs ferroviaires internationaux. Le développement des trains de nuit contribue également à maximiser l’utilisation de l’infrastructure ferroviaire existante, qui est généralement fermée ou sous-utilisée la nuit, selon T&E. Juri Maier, de Back on Track Allemagne, conclut : « L’UE doit prendre l’initiative de faire des trains de nuit l’option la plus attrayante pour les citoyens souhaitant traverser le continent. Deux petits ajustements fiscaux pourraient avoir un impact majeur sur l’attractivité du transport ferroviaire en Europe. C’est un gagnant-gagnant pour le climat et pour le porte-monnaie des citoyens ».
♦ (re)lire : Les guides de voyage Tao nous invitent à ralentir

 

  • Le modèle des Nightjets autrichien. L’Autriche propose un modèle de qualité : ses Nightjets sont clairement une réussite et incitent à l’investissement massif. Nightjet couvre maintenant une bonne partie de l’Europe rhénane et alpine, en poussant ses trains jusqu’à Rome et en Croatie, en Pologne, dernièrement en Belgique… Pour leur première année, en 2017, 1,4 million de passagers ont été transportés dans les trains de nuit d’ÖBB. En 2018 et 2019, il y a eu 1,6 million de passagers. En 2020 et 2021, la pandémie de Covid-19 interrompt puis réduit fortement le trafic. En 2022, ce sont plus de 1,5 million de passagers qui ont emprunté ces trains de nuit.
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    En 2022, plus de 1,5 million de passagers ont emprunté un Nightjet ©Nightjet

     

  • Paris-Vienne. Voyager en train de nuit de Paris à Vienne est redevenu une réalité. Les quatre opérateurs publics, la SNCF, la Deutsche Bahn (DB) allemande, les Chemins de fer fédéraux autrichiens (ÖBB) et les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF) ont conclu un accord pour proposer une nouvelle offre de train de nuit à travers l’Europe.
    En rejoignant le Bruxelles-Vienne déjà existant à Mannheim, en Allemagne, ce train parcourt la distance entre les capitales française et autrichienne en 15 heures. Il a été inauguré le 13 décembre 2021.

Chaque semaine, trois allers-retours sont proposés le mardi, vendredi et dimanche dans le sens France-Autriche, et le lundi, jeudi et samedi dans le sens Autriche-France. Il dessert les gares de Paris Gare de l’Est (départ à 19h30), Strasbourg, Munich, Salzbourg, Linz, St Pölten et Vienne (arrivée à 10h).

 

  • D’autres lignes annoncées. Zurich – Rome via Milan en 2024. Paris – Berlin en décembre 2023. Bruxelles – Berlin en décembre 2023. Barcelone – Zurich en décembre 2024. Plusieurs autres entreprises ferroviaires envisagent la mise en service de nouvelles lignes de nuit internationales. D’ici 2024, la compagnie ferroviaire Midnight Trains souhaite mettre en service de nouveaux trains de nuit sous la forme d’« hôtels sur rails » dès 2024. À commencer par un train de nuit Paris – Venise. European Sleeper envisage également la mise en service de nouveaux trains de nuit, notamment un train de nuit Bruxelles – Berlin via Amsterdam à partir du 25 mai 2023, prolongé jusqu’à Prague dès 2024.